Faut-il comptabiliser sa propre perte de solvabilité ?
Les normes comptables IFRS autorisent les entreprises à ajuster à la baisse la valeur des dettes qu’elles ont émises quand leur risque de crédit s’accroît. Elles reconnaissent alors un profit à hauteur de cette dépréciation. Voici une norme bien peu intuitive ! Comment l’expliquer à un directeur financier normalement constitué ? Mon entreprise va mal ? Tant mieux ! Cela va déprécier mes dettes et accroître mes profits. Je me prévaux de ma propre turpitude. Qui ne paie pas ses dettes s’enrichit. Pas facile à défendre !
Les banques sont récemment devenues très « vocales » sur la question. Venant d’elles, méfiance ! Alors que ce traitement n’était qu’optionnel, elles ont été bien contentes de s’en saisir comme bouée dans la tempête financière et ainsi de gouacher une partie des pertes sur leurs actifs financiers. Maintenant que les spreads de crédit retrouvent un niveau plus normal et qu’il leur faut rendre cette poche de fonds propres, elles regimbent. Et aujourd’hui qu’on parle de provisions contra-cycliques, ce mécanisme bizarre ne manque pas d’une sorte de vertu stabilisatrice : il rajoute des fonds propres en bas de cycle, quand les banques vont mal et que leur qualité de crédit se dégrade ; il en reprend quand ça va mieux.
Comme souvent avec IFRS, la logique est impeccable mais l’application difficile. Sur un marché liquide où mon titre de dette (à moi entreprise) est négocié, je peux à tout moment le racheter et faire un profit s’il est décoté. Les normes comptables françaises le reconnaissent quand le rachat ou l’abandon de dette est effectif. La seule différence est qu’IFRS comptabilise ce profit même s’il reste latent, puisque l’entreprise est censée pouvoir réaliser son profit à tout moment. De même, un actif et la dette qui le finance ne reçoivent pas des traitements différents : si l’un est mis en valeur de marché, l’autre doit suivre la même règle, sauf à déséquilibrer les deux côtés du bilan. Or, ceci ne vaut que si le marché fait preuve de liquidité, et la liquidité est décidément le grain de sable dans le principe de juste valeur.
Ce traitement comptable soulève une seconde question portant sur la gouvernance de l’entreprise. En effet, un risque d’entreprise accru change toujours la répartition de la valeur entre créanciers et actionnaires. L’actionnaire d’une société endettée n’est pas forcément contre cette prise de risque : si les choses se passent bien, il empoche le gain ; sinon, il ne perd que sa mise initiale. Le créancier, lui, ne peut espérer plus que la valeur faciale de sa créance et perd toujours si le risque s’accroît. On l’a vu lors de la vague d’investissement dans les télécoms par les grands opérateurs à la fin de la décennie 90 : leur profil de risque s’était fortement accru, d’autant que le gros de l’investissement avait été financé par dette. Les spreads obligataires qui étaient restés pendant des décennies au niveau plan-plan de ceux d’opérateurs publics étaient passés à plus de 200 points de base, soit une perte de près de 10% sur la dette. Ceci illustre ce qu’on peut appeler la dilution obligataire, tout aussi importante que la dilution que peuvent subir les actionnaires. Or, il y a une dissymétrie du droit des sociétés : les actionnaires disposent de protections juridiques anti-dilution, par exemple lors d’une augmentation de capital. Dans certains pays comme la Grande-Bretagne, une acquisition importante est même soumise à la décision de l’assemblée extraordinaire des actionnaires, pour la bonne raison qu’elle peut changer la classe de risque de la société. La loi est plus silencieuse quand il s’agit de la protection des créanciers qui pourtant subissent tout autant les baisses de solvabilité. Ils ne peuvent compter que sur les covenants des contrats privés de dette.
De ce point de vue, la règle de juste valeur pour les dettes a le mérite de mettre en évidence cette perte patrimoniale. Dit modestement, ceci pourrait conduire à une sorte de compromis en matière de traitement comptable de son propre crédit. Il y aurait deux volets. Le bilan comptable resterait celui de l’entreprise, personne morale indépendante de ses investisseurs et qui pour cette raison doit reconnaître les dettes à leur valeur contractuelle. Par contre, figurerait obligatoirement dans les comptes un tableau développé, donnant la valorisation en prix de marché des droits financiers des bailleurs de fonds, actionnaires et obligataires, ceci afin de mieux les aviser des risques pris à confier leurs fonds à l’entreprise.
Contribution originale de la DFCG pour Option Finance (10/09).