Après les banquiers, les fonds alternatifs et les agences de notation, le prochain coupable de la crise est peut-être l’auditeur. Jusqu’à présent, les cabinets d’audit n’avaient pas été réellement inquiétés. Les attaques s’étaient concentrées sur les normes comptables et, plus particulièrement, sur le caractère procyclique de la juste valeur. Malgré les sommations des politiques et les lamentations des banquiers, les normalisateurs n’ont pas vraiment bougé. Grâce à quelques aménagements proposés par les régulateurs, acceptés par les auditeurs et appliqués par les évaluateurs, la tension était retombée.

C’était sans compter le Commissaire Barnier dont le Green Paper permet de relancer le débat tous azimuts, débat qui fait écho à celui qui commence également aux Etats-Unis.

La plupart des accusations sont connues. Les auditeurs n’ont pas été à la hauteur de la situation. Ils n’ont pas été capables d’anticiper les difficultés, ou plutôt de faire en sorte qu’elles apparaissent clairement dans les comptes des banques. Pire, certains vont jusqu’à considérer que leur laxisme les rend complices de faillites bancaires. C’est ainsi que Charlie Munger, l’associé de Warren Buffet, a soutenu que « a majority of the horrors we faced would not have happened if the accounting profession were organized properly. In other words, they have a position from which, if they behaved intelligently and correctly, they could prevent a huge amount of all that’s wrong with the system. And they fail utterly, time after time, after time. And they are way too liberal in providing the kind of accounting the financial promoters want. They have sold out ».

Les critiques sont anciennes et bien connues. Le Green Paper européen en fait un inventaire assez complet :

  • Les auditeurs externes auraient une faible valeur ajoutée : leur objectif serait moins de s’assurer que les comptes représentent fidèlement la situation financière de l’entreprise que de vérifier leur conformité à la réglementation comptable quelle que soit son artificialité ou son inadéquation aux réalités économiques qu’elle est censée retranscrire. Enfermés dans leur formalisme, manifestant un scepticisme professionnel limité, ils émettent des rapports convenus dont la teneur standardisée ne peut éclairer utilement les administrateurs ou les investisseurs.

 

  • Ils manqueraient d’indépendance. Certes, la bonne pratique, érigée depuis peu en loi, voudrait que le comité d’audit procède à une sélection rigoureuse et indépendante des auditeurs (cf. « Pour l’AMF le comité d’audit porte bien son nom »). Mais, en réalité, ces derniers sont choisis, rémunérés et renouvelés par la direction de l’entreprise. Que le comité manque d’indépendance, d’audace ou de courage, et l’auditeur se retrouve seul face aux pressions de la direction générale, pressions d’autant plus fortes que l’auditeur est soumis à des impératifs commerciaux de renouvellement ou, pire, de développement. Les missions non directement liées à l’audit seraient génératrices de conflits d’intérêt.

 

  • Le secteur de l’audit serait enfin un oligopole dominé par les « Big 4 » en faveur desquels existerait un véritable biais positif de la part des entreprises. Celles-ci n’auraient pas la possibilité de faire jouer pleinement la concurrence (en particulier dans les pays où règne la pratique du double commissariat aux comptes). En tout état de cause, le recours à un auditeur de second rang pourrait être mal perçu par les marchés ou refusé par les banques prêteuses. Cette situation présenterait un risque systémique dans l’hypothèse où l’une des quatre firmes connaîtrait le sort d’Arthur Andersen. Compte tenu du rôle « sociétal » joué par l’audit, la disparition d’un des Big 4 pourrait avoir des conséquences graves pour le marché financier et, par conséquent, pour l’économie tout entière.

 

Ces critiques sont relayées à des degrés divers par des institutions ou des lobbies dont le motivations ne sont pas forcément innocentes.

Les politiciens s’efforcent de trouver des boucs émissaires dans l’espoir de faire oublier leurs propres carences dans les origines cette crise. Les émetteurs voient dans cette charge une bonne occasion d’accentuer la pression qu’ils exercent déjà sur la profession. Ils espèrent que cela leur permettra de réduire encore les honoraires tout en imposant toujours plus de diligences à des auditeurs qui voient par ailleurs leurs contraintes réglementaires s’accroître après chaque crise ou scandale financier.

Enfin, premiers bénéficiaires d’un affaiblissement des Big 4, les autres cabinets d’audit s’empressent de dénoncer les méfaits de la concentration et soutiennent toutes les initiatives qui permettraient de redistribuer les cartes de la concurrence sans que cela leur demande des efforts ou des investissements (on a cependant évité jusqu’à présent de parler de discrimination positive mais cela ne saurait tarder … !)

Les solutions suggérées sont diverses et de portée et d’efficacité inégales : renforcer le scepticisme professionnel des auditeurs, donner un contenu plus riche aux rapports, renforcer les interdictions d’effectuer des missions de conseil, organiser une rotation plus fréquente, généraliser le système du double commissariat, limiter le montant d’honoraires qu’un cabinet peut recevoir d’un même client, rendre plus transparents les comptes, réformer la gouvernance des firmes, organiser des liens plus étroits entre les auditeurs et les régulateurs… La nomination de l’auditeur par une tierce partie comme un régulateur a même été avancée !

Il est difficile de prédire ce qui va sortir de ces débats, mais une chose est sûre : cette frénésie qui vise à réduire la « domination » des Big 4 risque surtout d’avoir des conséquences graves pour le marché financier car elle se développe en dehors du cadre logique dans lequel elle devrait s’inscrire, à savoir la bonne gouvernance des entreprises.

C’est la perspective retenue par le Financial Reporting Council (FRC) en Grande Bretagne qui vient de publier un document très intéressant intitulé « Effective Company Stewardship: Enhancing Company Reporting and Audit ».

Ce document place le conseil d’administration au centre du dispositif de l’information financière : « Investors delegate control to Boards and receive reports about how that control is exercised. They expect the Board to provide strategic direction; to ensure its executives implement that strategy; and to report openly and honestly so that they can assess the progress being made (…) This system is dependent on the provision of robust and reliable information by companies to investors and on audit assurance of that information. »

Le fait que le conseil d’administration soit le premier responsable de l’information financière n’est pas nouveau. Le code de gouvernement d’entreprise français dispose que l’un des rôles du comité d’audit est de vérifier « la fiabilité et la clarté des informations qui seront fournies aux actionnaires et au marché ». Mais, à l’occasion des discussions qui ont été menées dans différentes enceintes sur la mise en œuvre de l’ordonnance du 8 décembre 2008, on a bien vu la réticence des émetteurs et la gêne de beaucoup d’administrateurs face aux conséquences pratiques de l’application de ce principe. De fait, il y a peu d’administrateurs français qui lisent intégralement le rapport annuel de leur société.

La perspective est totalement différente outre-Manche où les administrateurs doivent s’assurer que l’ensemble des informations financières et non financières donne une vue juste et équilibrée de la façon dont ils gèrent l’entreprise. Le FRC a eu l’occasion a plusieurs reprises de se prononcer sur le contenu de la communication financière, notamment dans son rapport « Louder than words ». L’un des principes à respecter est d’éviter les rapports annuels promotionnels ou les rubriques rédigées de manière trop juridique ou standardisée (comme la présentation des facteurs de risque). Le contenu doit être riche, informatif et honnête. Le rapport annuel de BAE System illustre parfaitement ces principes. Cessons de penser que les investisseurs sont des éponges complaisantes. Ils ne sont pas dupes lorsque l’entreprise publie un rapport annuel dithyrambique.

Au-delà de son jugement sur la performance financière et non financière de l’entreprise, le conseil d’administration britannique doit développer une compréhension intime du business-model de l’entreprise, de sa stratégie, des avantages compétitifs, des évolutions prévisibles de ses marchés, des risques et de leur gestion, pour les exprimer aux actionnaires d’une manière compréhensible et juste.

Le comité d’audit est naturellement une pièce essentielle dans ce dispositif. Il doit expliquer aux actionnaires la façon dont il a exercé ses responsabilités, notamment celle qui consiste à vérifier l’intégrité des comptes de l’entreprise. Et, pour assumer cette lourde tâche, il s’appuie sur les auditeurs.

C’est ici qu’est la clé du débat sur l’avenir de l’audit. L’indépendance de l’auditeur, son scepticisme professionnel et sa liberté de parole dépendent de la « protection » accordée par le comité d’audit. Son champ d’investigation dépend du rôle que le conseil assigne à son comité spécialisé.

C’est au comité qu’il appartient de valider le plan d’audit, de décider le type de prestation complémentaire ou connexe que l’auditeur peut accepter, de fixer le niveau d’honoraires correspondant aux travaux demandés et, pourquoi pas, à la qualité constatée des prestations fournies. C’est aussi au comité d’audit de décider s’il convient d’étendre le champ d’investigation de l’auditeur à des vérifications d’éléments non financiers (information sur la Responsabilité Sociale de l’Entreprise par exemple), ou si d’autres prestataires sont plus qualifiés pour exercer cette fonction. C’est enfin à lui de décider quelle est la taille du cabinet d’audit nécessaire : la croissance des Big 4 est largement induite par celle de leurs clients globalisés.

Il serait enfin logique que ce soit le comité qui décide s’il est pertinent ou efficace d’avoir deux auditeurs. Le système du double commissariat aux comptes n’est pas la panacée : c’est un facteur de limitation du choix des entreprises ; il ne fait que répartir les travaux d’audit (le concept des quatre yeux est très largement mythique et la coexistence de deux cabinets de taille différente peut entraîner des comportements de passagers clandestins) ; il comporte enfin de graves biais (tentation d’« opinion shopping »).

Dans un tel contexte, le jeu serait totalement ouvert pour tous les cabinets, quelle que soit leur taille, car c’est le comité d’audit qui serait en première ligne. Son intérêt serait de sélectionner le ou les conseils qui lui seraient les plus utiles. Aujourd’hui, les cabinets d’audit se ressemblent tous. Ils apparaissent incapables de trouver de véritables points de différenciation lorsqu’il s’agit de proposer des services de commissariat aux comptes. Dans un contexte où leur rôle serait avant tout d’éclairer les comités d’audit sur des problématiques élargies, ils seraient incités à développer des qualités et des compétences professionnelles différentes de celles d’un pur gardien des procédures et normes comptables.

La question n’est donc pas de savoir comment réduire la domination des Big 4. Elle est avant tout de décider si les actionnaires ont besoin d’administrateurs indépendants, compétents et courageux et de leur accorder les moyens d’exercer leur responsabilité de manière autonome. Le reste suivra : le marché de l’audit et du conseil se transformera pour répondre à ces exigences nouvelles.

Cet article a été publié une première fois sur Vox-Fi le 17 mars 2014