Dans une excellente tribune du Financial Times (The Accountancy Column, «  Why the issue of convergence should remain on backburner”, 24/9/09), Nicolas Véron plaide efficacement pour une pause dans le processus de convergence entre les IFRS prônées par l’Europe et les normes comptables américaines du Financial Accounting Standards Board (FASB). A l’inverse, le récent G-20 a souhaité que le board d’IAS (qui promeut les normes IFRS) et FASB accélèrent leurs travaux de rapprochement pour une convergence complète en 2011. Qu’en est-il ?

 

Le risque d’une convergence à tout prix, nous dit Véron, c’est une concurrence par le bas des normes comptables, le dénominateur commun servant de base à la convergence. On l’a vu lorsque les banques américaines ont obtenu du SEC à la fin 2008 des aménagements dans les règles de valorisation des actifs financiers, et qu’immédiatement ceci a été prétexte pour des demandes de la sorte des banques européennes, au travers d’une pression ferme de la Commission européenne sur le board IAS.

 

Tactiquement, ajoute Véron, cela a été aussi une faute. Trop d’énergie a été mis à réussir cette convergence, et pas assez  à rechercher « le support (aux normes IFRS), à la fois en Europe et parmi les utilisateurs ultimes dans la communauté financière ». De la sorte, « le board IAS s’est retrouvé avec peu d’amis quand la crise a frappé. Il n’a pu que plier sous les pressions de l’UE, aux dépens de la qualité des IFRS ».

 

Si la faute tactique est indiscutable, l’objectif de convergence mérite discussion. Le plus grand succès des IFRS, c’est précisément d’être une norme, à savoir un système international commun pour enregistrer les flux comptables. Le gain a immédiatement été ressenti par la plupart des entreprises (en tout cas les entreprises industrielles qui sont moins aux prises que les banques avec la très discutable norme IAS 39 sur les actifs financiers). Voici enfin toutes les filiales internationales réunies sous un même jeu de comptes, une lingua franca immédiatement adoptée au sein du groupe, une connexion immédiate avec le contrôle de gestion interne qui peut désormais « reporter » selon des définitions homogènes et fongibles avec la comptabilité (Ah ! on ne dira jamais assez à quel point cela a apaisé la guéguerre entre comptables et contrôle de gestion dans les entreprises !). Pour pousser au paradoxe, que les normes aient été bonnes ou pas, peu importait : elles apportaient le bénéfice de la norme unique.

 

Fort de cet argument, ne doit-on pas alors, en même temps que le G-20, pousser vers une convergence rapide FASB/IAS ? C’est probablement pourquoi David Tweedie, patron de l’IAS, a voulu forcer la vitesse dans sa discussion avec FASB. Après tout, pouvait-il penser, unifions le système, y compris au prix de compromis par rapport à la pureté de certains choix, et on verra après. Une fois acquis l’unicité, il n’y aura plus de concurrence par le bas et on pourra s’atteler à l’amélioration des normes. C’était certainement oublier que le terrain d’appui des normes IFRS était encore terriblement fragile en Europe, et de plus qu’une convergence vers les normes américaines allait être interprétée par les adversaires irréductibles des IFRS, notamment dans une France très sensibilisé à la rhétorique anti-marché, comme un signe de soumission aux Américains.

 

Mais l’unicité n’est pas tout et le paradoxe ci-dessus est de trop. La qualité des comptes est plus importante sur le long terme. Les normes n’ont pu être acceptées comme système unique qu’en raison du progrès significatif qu’elles faisaient faire dans la qualité des comptes et du reporting. Le terrain avait été préparé intelligemment en France par l’AMF, avec le 99-02, qui avait promu certaines réformes de bon sens pour les comptes consolidés.

 

Est-il alors judicieux de viser prioritairement la convergence entre les deux systèmes de normes ? Cette question se retrouve à propos de toute normalisation. L’équation est toujours celle-ci :

  • un seul système = économie pour les usagers, level playing field, pas de course vers le bas…, mais
  • un seul système = une seule parole, endormissement, pensée unique, pas de compétition sur la qualité.

 

Pour une norme simple, disons le système métrique, les avantages de l’unicité l’emportent sur ses inconvénients. Pour des normes plus complexes et évolutives comme l’est typiquement le droit, c’est plus discutable. Il faut que le saut immédiat en qualité l’emporte pendant longtemps sur les effets négatifs du manque de compétition. Cela a été le cas dans la phase 1 du projet IFRS : ces normes remplaçaient avantageusement les multiples normes souvent défaillantes qui existaient dans beaucoup de pays. Voir à cet effet l’immense support aux normes IFRS apportés par les pays émergents qui ne disposaient pas de référentiels performants. Même la France a eu à gagner à ce processus, malgré sa haute tradition de qualité comptable, souvent novatrice dans le passé. Les normes françaises dataient de 1983, avaient vieillies et subissaient l’effet d’endormissement propre à leur situation de monopole et, reconnaissons-le, à un arrimage complexe au droit des sociétés et au droit fiscal.

 

Cette problématique se rencontre pour d’autres systèmes de normes. Les systèmes fiscaux, vus comme ensembles de normes, gagnent à être homogènes entre différents pays, surtout quand ces pays sont fortement intégrés économiquement, comme c’est le cas au sein de l’UE. En même temps, un peu de concurrence fiscale n’est pas inutile pour que la pression demeure sur les législateurs et les politiques pour un impôt simple et surtout modéré (voir mes billets dans le blog du 15 et 25 mai 2009 sur le sujet de la concurrence fiscale). Pour poursuivre l’analogie sur un terrain plus complexe, prenons le domaine religieux. Il est dit à la suite de la thèse célèbre de Max Weber que le protestantisme a été le meilleur terreau en Europe pour le développement du capitalisme. Certains soutiennent aujourd’hui que l’avance dans ce domaine du Royaume-Uni ou de l’Allemagne sur les pays latins, ce n’est pas d’avoir eu le protestantisme ; c’est d’avoir conservé une concurrence religieuse, aucune d’entre elles se retrouvant en situation de monopole.

 

J’étais le tenant de la convergence à toute force, et whatever works ! Je suis plus sensible à présent à l’idée de maintenir une certaine émulation, même au prix de certains arbitrages comptables chez les entreprises multinationales. Les deux systèmes de comptes ont des sujets formidables à affronter, par exemple la comptabilisation des actifs financiers ou la prise en compte du risque dans les provisions. N’a-t-on pas intérêt collectivement à voir ce que deux équipes de normalisateurs mis en concurrence proposent comme mode de traitement. A la fin des fins, c’est la qualité qui doit payer. C’est elle qui, sujet comptable par sujet comptable, conduira à la convergence. Pour cela, pas la peine de fixer de date limite comme l’a fait le G-20.

 

François Meunier