Le marché du vélo a décollé : 2,8 millions de vélos vendus en 2021, dont près d’un quart de vélos électriques dont la demande explose. Sur ce montant, 800.000 vélos ont été fabriqués en France, une production assurée par des acteurs nouveaux, qu’il s’agisse de producteurs intégraux (Caminade, Boudebois…) ou plus fréquemment d’assembleurs aux noms anglo-saxons (United Cruisers, AddBike, Shiftbikes…) ceci aux côtés d’acteurs installés comme bien sûr Decathlon. Lentement encore, les fabricants de pièces détachés ou d’accessoires pour le cycliste arrivent (Zefal, Velox…).

Cet exemple du vélo me plait parce qu’il illustre comment se construit un processus d’industrialisation : le plus souvent pas à pas, de façon incrémentale, et plus rarement par grands bonds en avant.

Parce que, vélo toujours, c’est comme ça que cela s’est passé au Japon à la fin du 19e siècle (histoire racontée par l’urbanisme et économiste Jane Jacobs (voir Wiki) dans un formidable livre « The Economy of Cities », Vintage, New-York, 1970.

 

À la fin du 19ème siècle, les Japonais étaient friands de bicyclette et, faute d’une production locale, en achetaient par bateaux entiers à l’étranger. Comment, de zéro, espérer concurrencer les grands fabricants étrangers, qui bénéficiaient d’énormes économies d’échelle ? Fallait-il un méga plan consistant à mettre sur pied d’un coup toute la filière vélo ? La tâche semblait impossible : il faut importer le savoir-faire, les équipements, les pièces détachés, probablement faire venir des spécialistes étrangers ou demander à une grande firme étrangère de s’implanter dans le pays, en espérant des retombées en matière d’expertise et en souhaitant que la firme tolère des concurrents. Bref, une barrière à l’entrée assez haut placée.

Mais, si bons qu’aient été les vélos étrangers, il fallait les réparer. Les exportateurs étrangers ont commis une sottise lourde de conséquences. Un peu à l’égal des producteurs d’imprimantes s’agissant de l’encre, ils vendaient bon marché les vélos, mais extrêmement cher les pièces détachées. Une foule de petits artisans se sont progressivement spécialisés dans la production de pièces détachées, et ont été assez rapidement compétitifs. Le grand groupe Shimano, bien connu des cyclistes, est né de là. Il vaut aujourd’hui 18 Md$ en bourse.

Progressivement, des gens ont eu l’idée de remonter la chaine et de produire directement les pièces maîtresse, cadres et roues. Et ainsi, le Japon est devenu un immense producteur et exportateur, avant de céder la place, sur le même modèle, à Taiwan et maintenant à la Chine. Une stratégie Lego réussie.

Ce qui importe dans l’exemple, nous dit Jacobs, ce n’est pas tant qu’il est possible de partir de la distribution pour bâtir une stratégie gagnante de manufacturier dans l’industrie du vélo comme dans d’autres métiers. C’est surtout qu’en procédant ainsi, les Japonais ont acquis une expertise inestimable, celle consistant à savoir gérer des flux physiques de pièces, leur maintenance, leur stockage ; de savoir gérer des processus industriels impliquant de multiples fournisseurs mis en compétition ; de partir du produit final pour remonter la chaîne des besoins industriels, ce qu’on allait appeler bientôt le marketing… C’est cette recette qu’ils ont appliqué à quantité d’autres produits. Avec un certain raccourci, c’est cette expertise qu’on trouve à l’œuvre dans ce qu’on a appelé la méthode Toyota, celle de la lean production.

 

Il en ira différemment en Europe

Le cas français du vélo – et plus largement européen – est différent, mais a de bonnes chances d’aboutir au même résultat. Ici, la prise en main de la filière s’est faite non dans la production de pièces détachées comme premier maillon, mais dans la conception, nécessairement donc sur des vélos milieu ou haut de gamme. La révolution du vélo électrique y a aidé. Le pas suivant, celui qu’on observe aujourd’hui, est celui de l’assemblage, car un vélo conçu en Europe centralise des pièces détachées venues de toute part, sans qu’il y ait possibilité d’intégration verticale. Mais certaines pièces maîtresses commencent à venir d’Europe, notamment les cadres, où des acteurs portugais deviennent des acteurs majeurs (le prochain Taiwan du vélo ?), et bientôt les moteurs électriques, venus encore essentiellement de Chine. Contourner l’incontournable Shimano sera plus difficile, mais qui sait ?

 

Le vélo est une technologie sommaire, mais il faut bien mesurer l’effet industrialisant du retour sur sol européen d’une telle filière. Car cela signifie que s’installent des producteurs qui maîtrisent des technologies et des logistiques sur des éléments pouvant servir à d’autres filières, à la japonaise. On citait l’exemple de Apple qui met aujourd’hui en place une chaine de montage de smartphones sur le sol américain. Et qui s’est aperçu que tout ça était bel et bon, mais qu’il était infichu de trouver aux États-Unis un fournisseur de simples vis, qui restent, malgré leur vulgaire banalité, indispensables pour ces merveilles de technologie que sont devenus les téléphones.

Peut-être alors que le modeste fournisseur de la filière vélo pourra donner le coup de main salvateur aux initiateurs de projets industriels de plus grande envergure.

 

SEB accélère sur le Made in France

On voit aussi, toujours dans le manufacturier, que SEB persiste à produire en France, évidemment des produits plus techniques ou à séries plus courtes.

Eh oui ! Il n’y a pas de fatalité à ne pas produire en France ou, disons, en Europe. Je vois trois facteurs favorables pour la décennie qui vient :

– les salaires s’accroissent en Asie du sud-est.

– L’automatisation et les robots s’implantent, réduisant l’importance relative du coût du travail, comme le disait ce billet de Vox-Fi. On exploite avec autant de férocité, dirait Marx, un robot, qu’il soit à Shenzhen ou à Vernon-sur-Seine.

– le besoin d’être plus à l’affut de la demande et de sa volatilité, et à l’inverse la lourdeur relative du sourcing de l’autre côté du monde, notamment depuis que la crise Covid a montré le risque de ruptures dans les chaines de valeur trop complexes.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 5 mai 2022.