La montée des taux d’imposition au tournant du 20ème siècle
Vérité au-delà des Pyrénées, erreur en deçà… Ce qui vaut pour les lieux vaut pour les époques : un homosexuel était criminalisé dans les années 60 en Europe ; on va à son mariage aujourd’hui. Les retournements d’opinion et d’orientations politiques peuvent être, sur moyenne période, particulièrement abruptes.
C’est sur un tel retournement, proprement révolutionnaire, qu’on cherche à s’interroger ici, celui qui a conduit un monde occidental très réticent à l’impôt et à la redistribution tout au cours du 19ème siècle à adopter, quasiment à l’unisson, des taux d’impôt très élevés au 20ème siècle, ceci au total dans un espace de temps assez réduit, guère plus de trois décennies.
Qu’on en juge : il n’y avait aucun impôt sur le revenu tout au long du 19ème siècle. C’est l’Allemagne qui a lancé le mouvement en 1891, suivie des États-Unis avec une première loi en 1895, définitivement confirmée en 1913. Le Royaume-Uni attendra 1909 et la France 1914. Les débats qui ont conduit à ces mesures, dans chacun des pays, ont été d’une violence extrême, les adversaires y voyant un premier pas vers le communisme et une discrimination intolérable entre individus puisqu’elles ne touchaient que les riches.
Les taux retenus étaient pourtant à chaque fois proches de zéro : de 0,5% à 4% en Allemagne, de 1 à 6% aux États-Unis. Le taux maximal français était de 2%. Mais la modestie de ces taux ne rassurait nullement les adversaires. Ainsi, lors du débat parlementaire français, un député avait lancé : « Demain, ce ne sera plus 2%. Une fois le casier fiscal établi, il sera possible de serrer la vis : vous ne vous arrêterez plus ; vous irez jusqu’à 50%[1]. »
Il se trompait. Dix ans après, en 1924, le taux marginal de l’IR culminait à 60%. Et jusque dans les années d’après la Seconde Guerre mondiale, il a évolué entre 55 et 65%, et même 70% pour les célibataires. Le mouvement était le même dans les autres grands pays : dès 1918, le taux marginal aux États-Unis s’établissait à 77%. Il baissera dans les années 20 pour remonter à 79% en 1936 et il atteindra même 92% en 1942. Le Royaume-Uni a conservé un taux à 90% dans les années 50.
La question à nouveau est : comment un tel basculement a-t-il été possible, et dans une période de temps aussi courte ? Comment un Premier ministre britannique, Lloyd George, qui n’était certes pas un conservateur, mais nullement un socialiste non plus, pouvait-il présenter son budget 1909 au parlement en ces termes : « C’est un budget destiné à financer une guerre implacable contre la pauvreté et la misère. » ? Comment l’opinion a-t-elle pu, sinon adhérer (on n’a jamais aimé l’impôt), du moins tolérer comme un fait de la vie des niveaux de prélèvements aussi élevés ? Loin de le considérer comme confiscatoire, l’opinion américaine le soutenait (90% de soutien lors d’une enquête conduite en 1944, certes en période de guerre).
Et quelle rupture avec la période qui a suivi, quand Ronald Reagan pouvait blaguer : « Un contribuable, c’est quelqu’un qui travaille pour l’État, mais qui n’a jamais eu besoin d’être recruté. » !
Premier point à clarifier, un tel niveau d’impôt n’était jamais acquitté ou bien ne l’était que par une poignée de gens très riches dans la population. Pourquoi ? Parce qu’un tel taux a avant tout un rôle dissuasif, non pas de travailler pour la personne qui le subit, comme on le soutient inconsidérément (toute cette période, jusque dans les années 60 a vu une croissance très rapide de l’économie, puisque l’impôt élevé était « dans l’air du temps »), mais de fixer des niveaux de salaires si importants chez les entreprises qui les distribuent. Le raisonnement est : pourquoi monter la rémunération de mon cadre employé, puisque tout partira à l’État ? Thomas Piketty et Emmanuel Saez ont bien mis en lumière le phénomène. De fait, la hiérarchie des rémunérations au sein des grandes entreprises restait dans une échelle de de 1 à 25 jusque dans les années 1960 aux États-Unis, contre couramment de 1 à 400 aujourd’hui.
De façon intéressante, j’ai envie de dater le premier mouvement de révolte d’un certain disque des Beatles. Rappelons-nous nos années 60 avec la chanson « Taxman ». Elle exprimait la révolte antifiscale, voire l’exil fiscal, de nombreux artistes, comme l’a bien compris notre Johnny national, celui qui n’a quasiment jamais payé un centime d’impôt en France alors que l’intégralité de ses revenus en venait (les étrangers n’aiment pas sa musique !), et qui pourtant a été enterré en présence de trois présidents de la République. Cela reste parfaitement en ligne avec l’argument de la dissuasion. Les Beatles ne pouvaient pas échapper, si l’on peut dire, à un revenu extraordinairement élevé pour l’époque et donc à ce que le gros soit tronçonné par le couperet de 90%. Le caractère désincitatif du taux marginal ne pouvait jouer pour eux.
Quelles explications alors ?
Certains retiennent la solidarité qu’a créée la Grande guerre entre les générations et surtout entre les classes sociales, la fraternité du sang versé étant comme toujours la plus forte. Les taux élevés ont surgi des tranchées et à nouveau de la guerre de 45. D’autant qu’il fallait financer l’effort de guerre. Le mot de « dette sacrée » est apparu alors. L’État devenait pleinement légitime, puisque fournisseur ultime de la sécurité. « Que les dollars meurent aussi pour la patrie ! », disait le représentant du Kansas lors du vote en 1917 d’une hausse du taux d’IS.
Mais l’explication est probablement courte, puisqu’en réalité le mouvement est parti avant la Grande guerre.
Les historiens relèvent que la fin du 19ème siècle a vu la montée progressive de ce que Rosanvallon appelle la société assurantielle, avec cette idée, radicalement nouvelle chez les premiers mutualistes, d’un sort commun, au-delà du mérite individuel, qui pouvait frapper l’un ou l’autre et qui justifiait la mise en commun de ressources. Dans cette vision, l’État apparaissait pour la première fois comme une très grosse caisse de mutualité, la fonction de solidarité se rapprochant de la fonction d’assurance. L’impôt est obligatoire et détesté, mais on s’en est accommodé avec la montée de l’idée d’aide sociale et de bien commun.
D’autres historiens font coïncider la mise en place d’un État non seulement social, mais redistributeur, avec la peur que faisait naître chez les élites la montée du mouvement social, la crainte du fameux « Saint-Barthélémy social ». De fait, ce sont plutôt des autocrates, proches des élites libérales, Napoléon III en France ou Bismark en Allemagne, qui ont mis sur pied les premières institutions sociales.
Le tournant du siècle a vu aussi la fin d’un certain marxisme (du moins en Europe occidentale, avant la Révolution russe, qu’on pourrait attribuer à d’autres facteurs) qui faisait de la lutte de classes le conflit majeur, subsumant toutes les oppositions d’intérêt qui apparaissent nécessairement dans une société complexe. Ce fut l’apparition de la social-démocratie, en Allemagne en premier lieu, et l’idée qu’il ne fallait pas attendre le grand renversement final et en prendre prétexte pour considérer inutile la négociation d’un gain aujourd’hui du sort de l’ouvrier dans le cadre capitaliste existant. Les combats se tournaient vers des thématiques d’amélioration des conditions de travail, des salaires et une pression politique pour une redistribution plus large des revenus.
Le mouvement des idées est parfois plus complexe et détourné. Il est significatif que cette période entre les deux siècles ait vu l’apparition de la sociologie en tant que discipline, c’est-à-dire, particulièrement chez Durkheim, d’une explication de l’individu à partir de son univers social, donnant une vie conceptuelle à la notion de « fait social ». Même chose dans la discipline économique, avec la notion d’externalité apparue dès les travaux de Marshall au tournant du siècle dernier, c’est-à-dire d’un phénomène associé à une activité mais qu’il est impossible d’enfermer dans le cadre d’un contrat entre parties consentantes. C’est le rôle de l’impôt, commençait-on à dire à l’époque, de corriger de telles externalités quand elles sont négatives. On pensait déjà à la pollution, mais aussi aux accidents du travail : ce n’était plus malchance ou pire faute de l’ouvrier quand elle arrivait, mais responsabilité de l’employeur qui cotisait alors à une caisse de prévoyance. Rosanvallon rappelle aussi l’importance qu’a eu sur les esprits la révolution introduite par Pasteur : la conviction nouvelle qu’il y a des épidémies et donc que notre santé individuelle dépend de la santé et de l’effort collectifs.
L’idée de l’impôt elle-même a changé. Très curieusement, si on se reporte à nos débats présents sur l’ISF, l’impôt du 19ème siècle, majoritairement assis sur les « quatre vieilles » (patente, taxe d’habitation, impôt foncier, impôt immobilier), était largement un impôt sur le patrimoine. Et l’idéologie libérale suivait : au fond, l’impôt sur le bien possédé était le prix d’un service que rendait l’État, qui consiste (à une époque où les fonctions régaliennes étaient les seules assumées) à protéger la propriété, à lui apporter des garanties juridiques et de la sécurité, et à faciliter les échanges. L’impôt sur le revenu était vu au contraire sur le mode de la prédation : on me prend ce que j’ai dûment gagné.
L’esprit du temps changea : avec l’impôt sur le revenu et ses taux progressifs, on taxe la « capacité contributive » ; il vient implicitement une notion de redistribution entre classes de la population, ce qui était bien d’ailleurs le point de défense acharnée des adversaires de ce type d’impôt : on frappait injustement, disaient-ils, une classe décriée et stigmatisée de la population, les riches, pourtant la plus productive pour le pays. C’est ce point de vue que la confluence de causes listées précédemment est venue progressivement évincer.
[1] Cette citation, ainsi que beaucoup des développements du présent billet, viennent du formidable ouvrage de Pierre Rosanvallon, « La société des égaux », Le Seuil, 2011.