Vox-Fi reprend ici une tribune publiée par l’auteur dans Le Monde du 16 janvier.

 

Une thèse persistante veut que les fortes distributions de dividendes et les rachats d’action qu’on observe depuis une bonne décennie se font au détriment de l’investissement, et donc de la croissance et de l’emploi.

Cela tiendrait à une exigence de rentabilité abusive des actionnaires, et notamment des fonds d’investissement, qui composent une part croissante de l’actionnariat des entreprises. Ils exigeraient 12 % de rendement, entend-on couramment, bien au-delà de ce que toute économie en croissance peut raisonnablement produire.

 

Arguments boiteux

De deux choses l’une, alors : soit l’entreprise n’atteint pas ce rendement de 12 %, l’actionnaire s’en va ailleurs et la prive de fonds pour investir ; soit, pour parvenir à verser un tel rendement, elle pompe toujours davantage sur ses ressources au détriment de son investissement, ou s’endette davantage aux dépens de sa capacité future à investir.

L’argument est boiteux. Ils relèvent de ce qu’on appelle le « sophisme de composition », c’est-à-dire prendre la partie (une entreprise particulière) pour le tout (l’ensemble de l’économie). Car si l’entreprise s’essouffle à distribuer cet argent, elle perdra en valeur boursière. Ce que l’actionnaire gagne d’une main par le cash qu’il reçoit, il le perd de l’autre du fait de la dépréciation des actions qu’il continue à porter. Qu’importe, objecte-t-on, car l’actionnaire est court-termiste, et préfère avoir son argent tout de suite pour le consacrer à de meilleures opportunités.

Si l’on accepte cela un instant, une question vient tout de suite : où sont ces meilleures opportunités ? Où peut aller l’argent ?

Comptablement, il n’y a que deux destinations possibles : soit vers la consommation, soit vers l’investissement « réel ». Par investissement « réel », on entend que l’argent doit entrer dans l’entreprise sous forme de fonds propres ou de titres de dette, pour y être investi. Un investissement purement financier (racheter des actions ou un logement à titre spéculatif) n’est pas une option à l’échelle de l’économie : il faut trouver un vendeur pour ces actions ou pour le logement, et le vendeur se retrouve lui aussi devant la question initiale : où mettre mon argent ?

Pareillement, le gros du « private equity » (investissement en fonds propres) ou des opérations de fusions-acquisitions n’apportent pas de nouveaux fonds aux entreprises prises globalement ; il ne s’agit que de transferts de propriété du capital entre investisseurs. Les introductions en bourse ne sont pas si fréquentes et comportent souvent une part de rachat d’actions existantes.

Mais voyons ce qu’il en est si l’actionnaire trouve à investir en fonds propres dans une autre entreprise. On rappelle qu’il avait demandé son dividende en raison d’une attente insatisfaite de 12 % de rendement. S’il réinvestit, c’est donc qu’il trouve dans l’économie, et de façon massive sachant les sommes en jeu, des opportunités d’investissement réels en fonds propres rapportant plus de 12 %.

C’est contraire à la fois à notre prémisse (les actionnaires de telles entreprises seraient heureux d’y rester), et à la réalité. Les entreprises sont loin d’atteindre en moyenne de tels rendements pour leurs fonds propres. Le placement « action » sur le SBF 120 rapporte de l’ordre de 7,5 %, selon le cabinet Fairness Finance. LVMH, par exemple, le fleuron des Bourses européennes, gagne beaucoup d’argent et distribue beaucoup de dividendes (la moitié de son résultat). L’argent des dividendes se recycle majoritairement vers la consommation, via les revenus financiers versés par les fonds de retraite ou l’assurance-vie

Mais pour y avoir accès, il faut acheter l’action, qui est très chère. Le rendement-dividende prospectif d’une action de LVMH est aujourd’hui d’environ 3 %, et son rendement boursier total (plus-value et dividende) de 6 %, selon la même source. Et à nouveau, acheter une action de LVMH ne fait pas entrer de l’argent dans l’entreprise, elle le met dans la poche de l’actionnaire qui la vendrait.

Le capital-risque, en plein essor aujourd’hui, est un nouveau domaine de réinvestissement. Il offre de forts rendements, accompagnés d’un risque financier élevé. Cela participe de la redistribution de capital des secteurs moins rentables vers les secteurs jugés à plus fort potentiel, une circulation permise par les dividendes. Mais pas dans les proportions nécessaires. On parle d’un montant record de 11,6 milliards d’euros en 2021 pour le capital-risque, alors que les distributions aux actionnaires, certes pour beaucoup à l’étranger, sont de l’ordre de 70 milliards pour les seules entreprises du SBF 120.

Au final, l’argent des dividendes se recycle majoritairement vers la consommation, par les revenus financiers versés par les fonds de retraite ou l’assurance-vie, et pour partie vers l’investissement des entreprises sous la forme, essentiellement, d’un financement par la dette. En effet, l’épargne financière du secteur privé comporte une bonne partie de titres de dette, dont des dépôts bancaires.

Un raisonnement grossier sur les taux de rendement des placements (qui sont symétriquement des coûts de financement pour les entreprises) permet de le voir. Celui des fonds propres, on l’a vu, est de 7,5 %. Le coût de la dette pour les entreprises est, disons, de 2 % (il est de 0 % aujourd’hui pour l’Etat français…). Le PIB s’accroît en tendance de, disons, 4 % (2 % réels et 2 % d’inflation). Le coût de la dette des entreprises est donc en moyenne inférieur au taux de croissance des revenus. Elles peuvent donc continuellement s’endetter tout en conservant un ratio de dette qu’elles jugent raisonnables dans leur bilan. Et les fonds propres conservent, par leur rendement élevé, leur proportion dans le bilan malgré les sorties de dividendes servis aux actionnaires.

Conclusion, le financement externe des entreprises vient en majorité de l’endettement, et non des injections de capital en fonds propres. Et il reste en tout cas faible par rapport au financement interne des entreprises, à savoir les bénéfices non distribués, c’est-à-dire, il faut le noter, les fonds que les actionnaires laissent dans l’entreprise.

Faut-il dans cette affaire distinguer rachats d’actions et dividendes ? Non, ces deux formes de distribution sont largement équivalentes. Avec le taux unique de 30%, le traitement fiscal est aujourd’hui le même en France (ce n’est pas le cas aux États-Unis et dans d’autres pays, ce qui explique un recours plus important aux rachats d’action là-bas et une pression des investisseurs étrangers pour en accroitre l’importance en France). Bien sûr, distribuer un dividende fait baisser le cours boursier tandis que ce dernier reste à son niveau si on procède par rachat d’action au cours du marché. Mais l’investisseur professionnel ne se laisse pas berner par cet effet d’optique. Si les dirigeants d’entreprise ont longtemps préféré les rachats d’action, c’est souvent parce que leurs contrats de stock-options, rédigés à leur avantage, étaient accrochés au niveau facial du cours boursier. On espère, mais ce n’est pas sûr, que les comités de rémunération des grandes entreprises ne se laissent plus désormais berner.

Si ce n’est pas « à cause des actionnaires », comment expliquer alors le bas niveau de l’investissement et de la croissance dans les grandes économies ? Les économistes s’interrogent : excès d’épargne ? Position monopoliste des entreprises qui arrivent à extraire des profits très importants, au détriment de la consommation, de la croissance, et également de leurs salariés ? Épuisement du progrès technique et donc des opportunités de croissance ? Problèmes de mesure liés au fait que l’investissement est de plus en plus immatériel ? L’abondance d’explications est l’indice que le phénomène est encore mal compris. Ce qui est probable, c’est que la pression sur les dividendes n’y joue qu’un rôle mineur ; elle est avant tout un effet plutôt qu’une cause de cette croissance faible.