Avec la collaboration de Simon Gueguen, enseignant-chercheur à CY Cergy Paris Université

 

Identifier les critères de choix de structure financière des entreprises, et en particulier le bon dosage entre financement par dette et capitaux propres, constitue le Graal de la finance d’entreprise.

Plusieurs théories concurrentes ont vu le jour depuis le principe de neutralité établi par Modigliani et Miller en 1958[1]. L’une des plus utilisées est celle du trade-off, autrement dit du compromis entre les avantages fiscaux de la dette et les coûts liés au risque de faillite si l’entreprise se retrouve en stress financier. Utile sur le plan conceptuel, cette approche se heurte à des difficultés pratiques. D’une part, l’avantage fiscal de la dette est en réalité assez faible. D’autre part, les problèmes liés au stress financier sont difficiles à mesurer empiriquement. Sur ce dernier point, un article récent[2] utilise une base de données exceptionnellement précise issue de Suède pour montrer que le stress financier peut entraîner une fuite rapide des talents, et que ce risque constitue un argument en défaveur de la dette dans la structure financière.

L’intuition de l’article se fonde sur l’idée qu’il est plus facile pour un salarié de trouver un emploi lorsqu’il en occupe déjà un. Dans le cas d’une entreprise en difficulté, les salariés dotés de compétences particulières, et qui sont a priori ceux les plus à même de retrouver un emploi rapidement, seraient les premiers à quitter le navire. Si tel est le cas, alors leur départ constitue un élément du coût du stress financier énoncé dans la théorie du trade-off.

Empiriquement, mesurer cet effet requiert une base de données détaillée, contenant non seulement des informations sur la santé financière et la structure du passif des entreprises, mais aussi et surtout des données détaillées sur les salariés (âge, diplômes, ancienneté, salaire, « compétences »…). Pour y parvenir, les auteurs ont croisé plusieurs sources sur le marché suédois. Ils se sont servis de données longitudinales sur les individus récoltées entre 1990 et 2011 permettant de suivre les carrières sur le long terme. Ils ont pu les croiser avec des données issues de l’armée : jusqu’en 2009, les jeunes hommes suédois devaient subir des tests non seulement physiques, mais aussi cognitifs (logique et compréhension) et psychologiques (intelligence émotionnelle, capacité à assumer des responsabilités…). Bien entendu, le résultat de ce genre de tests est à prendre avec prudence. Mais ces données ont permis aux auteurs de mener l’étude et d’obtenir des résultats très significatifs.

Le principal d’entre eux porte sur le départ des salariés identifiés comme « talentueux » (ayant des capacités cognitives et non cognitives élevées selon les tests militaires) dans les entreprises en stress financier. La probabilité de départ est 65 % plus élevée que celle des autres salariés. Une explication pourrait être que ces salariés coûtent cher et que l’entreprise prend l’initiative de s’en séparer pour réduire ses coûts. Afin de l’écarter, les auteurs vérifient qu’il s’agit bien de départs volontaires. D’une part, dans la plupart des cas, les salariés concernés ne connaissent aucune période de chômage avant de retrouver un emploi. D’autre part, selon la législation suédoise, les entreprises qui souhaitent licencier pour motif économique doivent suivre une règle de type LIFO (last in first out). Les salariés talentueux partent avant leur tour dans cette file d’attente, ce qui présume là encore d’un départ volontaire.

Il s’agit ensuite d’établir le lien entre cet effet et le choix de structure financière. Pour cela, on observe les départs lors de variations non anticipées de taux de change qui provoquent des baisses brutales de ventes à l’international. Dans cette situation, les salariés talentueux sont beaucoup plus nombreux à partir dans les entreprises avec un levier financier élevé. Ainsi, le fait de privilégier la dette comme mode de financement entraîne un risque accru de départ des talents, toutes choses égales par ailleurs. Ce n’est pas la difficulté économique fondamentale qui provoque le départ, mais bien la difficulté financière accrue par l’effet de levier.

Enfin, le dernier résultat important concerne la prise en compte effective de ce risque dans les choix de structure financière. Les auteurs identifient les entreprises les plus fortement dépendantes des talents comme étant celles dans lesquels ces derniers sont les plus nombreux, mais aussi les plus concentrés dans quelques unités. Pour ces entreprises, le départ volontaire des talents entraîne des conséquences très négatives et constitue un coût important en cas de stress financier. Sur l’échantillon étudié, une augmentation d’un écart-type de la dépendance aux talents se traduit par une baisse de 1,1 point de pourcentage du taux d’endettement (pourcentage de dette dans le passif), un montant significatif à comparer à un taux moyen de 13,3%.

Cet article constitue une contribution importante à la compréhension des structures financières. Parmi les critères de choix du mode de financement, la rétention des talents a probablement été sous-estimée. En plus de proposer une évaluation de cet effet grâce à une base de données exceptionnelle par sa richesse, l’article identifie une raison possible du sous-endettement des entreprises par rapport aux prédictions théoriques : la volonté de rétention des talents en période de crise.

 

[1] Voir le chapitre 34 du Vernimmen 2023.

[2] R. P. Baghai, R. C. Silva, V. Thell et V. Vig, « Talent in distressed firms: Investigating the labor costs of financial distress », Journal of Finance, 2021, vol. 76(6), pages 2907 à 2961.

 

Cet article a été publié dans la lettre Vernimmen 202 de octobre 2022. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.