Le revenu de base universel (Rbu) fait partie de ces propositions dont on dit qu’elles sont généreuses et belles, pour ajouter aussitôt… mais ! Le « mais » insiste le plus souvent sur le financement très incertain et l’importante question de l’incitation au travail. Cette note considère le « mais » depuis un tout autre angle, en examinant deux des arguments jugés les plus forts par les partisans du Rbu, qui relèvent de la philosophie politique libérale. Il s’agit de l’absence de conditionnalité et de la simplicité, qu’un essayiste comme Gaspard Koenig, par exemple, met en avant dans sa défense du Rbu.

L’argument va ainsi pour la conditionnalité : l’aide sociale aux mal lotis repose à chaque fois sur la soumission de la personne aidée à des conditions d’éligibilité et de surveillance : sur les ressources, l’état du logement, la situation professionnelle, celle du ménage, l’état de santé, l’effort dans la recherche d’un travail, etc. Comment comprendre cette intrusion dans les affaires de la personne ? C’est déprécier la liberté individuelle de chacun que de vouloir s’intéresser aux raisons pour lesquelles on tombe dans la pauvreté. On l’oblige à « quémander » alors que c’est son « droit ». L’impératif moral, d’un point de vue social, est avant tout d’aider. Aller au-delà comporte le risque de la condescendance, du paternalisme ou du jugement moral sur la situation de la personne, à distinguer ce qui est de la responsabilité individuelle de ce qui tient du mauvais sort.

La tradition libérale insiste au contraire sur la liberté fondamentale de l’individu. Il est du devoir d’une société de ne pas laisser ses mal lotis à l’écart, et l’État est encore l’instrument le plus efficace pour remplir une telle mission, mais doit-elle pour autant les stigmatiser ? L’inconditionnalité, qui évite le contrôle social, rend leur liberté aux bénéficiaires ; elle évite le paternalisme. Vivement intrigué à la fin de sa vie par les arguments libertariens, Michel Foucault commentait ainsi la plaidoirie qu’un Milton Friedman faisait en faveur du Rbu : « On se moque et on doit se moquer de savoir pourquoi quelqu’un tombe au-dessous du niveau du jeu social. » Le Rbu serait de l’ordre du droit de la personne, et non d’une générosité soumise aux contreparties du bénéficiaire – ce que certains poussaient à la caricature en comparant les dispositifs d’aide de l’État social de l’après-guerre aux workhouses (« maisons de travail ») mises en place au xviie et xixe siècle en Europe pour mettre les pauvres au travail. C’est pour cela que le Rbu, pour ses partisans, doit être perçu à la fois par les riches et par les pauvres, sans nul contrôle de l’État.

Le Rbu serait de l’ordre du droit de la personne, et non d’une générosité soumise aux contreparties du bénéficiaire.

Autre argument en sa faveur, l’effort d’identification et de surveillance des personnes qui reçoivent l’aide est coûteux pour la société, pour un résultat finalement très proche d’une mise en place universelle. Pourquoi alors cet appareil de contrôle social lourd et attentatoire aux libertés individuelles ? Que certains profitent d’un tel système pour s’abstenir de participer à la discipline du travail et à la création sociale de richesse est fort possible, mais ne peut être un prétexte à y renoncer. On pourrait citer à l’occasion cette phrase formidable de l’économiste Paul Samuelson, qui était pourtant d’une tradition philosophique très différente : « Une grande cause vaut bien un peu d’inefficacité. »

 

Ni une grande cause, ni une petite inefficacité

Le présupposé libéral peut en effet être questionné. Ne faut-il pas, contre Foucault, contre Friedman, s’intéresser aux raisons qui ont poussé une personne dans la pauvreté ? Et cela non seulement afin, les comprenant, de mieux en traiter les causes. Mais par une autre forme de respect pour la personne, consistant à l’entourer d’attention ou même de sollicitude, de care pour prendre le mot anglais. Dans cet esprit, la conditionnalité de l’aide et le rôle de ceux qui veillent au respect des conditions ne relèvent pas d’une fonction de guichet ou de police, mais d’entraide, permettant de préserver un reste de lien social, de dignité dans l’accès à l’aide collective, même si elle est exercée par un salarié de l’État. C’est toute la vocation de l’assistance sociale. Car la conditionnalité peut être aussi une marque de dignité. On exclut ici bien sûr, comme le font du reste les tenants du Rbu, les situations de détresse, qui appellent une intervention immédiate et inconditionnelle, comme le réfugié qu’on ira sauver de son bateau qui coule. Les partisans du Rbu s’imaginent trop facilement qu’une fois le revenu versé, la société en serait quitte et pourrait laisser la personne, libre, dans son splendide isolement. Même au-delà de ces 500 ou 1 000 euros de revenu garanti, selon la limite assez floue que ses partisans évoquent, il restera des personnes dans le besoin, ne serait-ce que parce qu’elles auront, dans leur souveraine liberté, « gaspillé » l’allocation garantie. Que fera-t-on alors ? La stigmatisation risque d’être plus forte encore.

Les partisans du Rbu s’imaginent trop facilement qu’une fois le revenu versé, la société en serait quitte.

Paul Samuelson commentait le bon mot très britannique sur la définition libérale classique de la liberté individuelle comme s’arrêtant à la liberté des autres : « Un jeune homme marche le long de St James Street à Londres, et fait pirouetter crânement sa canne sur le trottoir. Un homme âgé qui passe par là lui dit : “Hé, jeune homme, attention à votre canne !” L’homme répond : “Et alors ? On est dans un pays libre !” Le passant âgé réplique : “Votre liberté s’arrête là où commence mon nez.” » Mais Samuelson ajoutait aussitôt : « Le passant âgé a bien tort : la liberté du jeune homme s’arrête avant que commence son nez. Car le droit à la liberté de l’un ne peut être la condamnation de l’autre à la solitude. » Il se rattachait ainsi à une autre tradition morale, faite de sollicitude croisée entre les membres de la société, y compris sur base d’un pacte social affirmé. Il ne suffit pas de ne pas gêner les autres ; il importe de s’en préoccuper[1].

La ligne est bien sûr étroite entre sollicitude et paternalisme. Mais la prise en charge de l’aide sociale par l’État ou par de grandes institutions caritatives a permis d’éviter une certaine forme de condescendance, de marquage de pouvoir, de conscience satisfaite qui va souvent de pair avec la charité privée, sans compter qu’elle est capable de traiter le problème à une tout autre échelle. Il faut réfléchir avant de faire disparaître la fonction d’aide sociale dans un mécanisme automatique et « déconditionnalisé », si tant est que ce soit possible.

 

Toute aide sociale est par nature complexe

L’illusion de la simplicité relève de la même erreur. Il faut bien sûr rechercher la simplicité dans tout mécanisme d’aide et éviter de décourager son public ou de contredire l’objectif suivi par un empilement de règles. C’est une bonne chose par exemple d’avoir unifié en France le Rsa et l’aide au retour à l’emploi. Notons que cela vaut autant pour l’impôt que pour l’aide sociale, si l’on considère comme Friedman que l’aide sociale sous forme pécuniaire est une sorte d’« impôt négatif ». De fait, la proposition de Rbu va souvent de pair avec l’idée d’une flat tax, c’est-à-dire d’un impôt proportionnel au revenu, sans progressivité. Mais l’aide sociale comme l’impôt ne peuvent être dominés par un principe de simplicité. D’autres critères interviennent et évoluent dans le temps, en matière d’équité, d’incitations, de neutralité des choix économiques… De plus, il faut contrôler le revenu, comme pour tout impôt, ce qui réintroduit en creux une conditionnalité.

Enfin, la pauvreté n’est pas que pécuniaire ; elle prend des dimensions multiples : accès au logement, à l’éducation, non-discrimination, etc., et voici que le diable se glisse à sa place habituelle. Voudra-t-on considérer que l’accès au logement à loyer aidé doit disparaître au profit d’une aide pécuniaire – comprise dans le Rbu – laissant la personne « libre » d’aller sur le marché privé du logement ? Voudra-t-on que l’aide personnalisée aux cantines scolaires s’efface ? Ce ne sont que deux parmi une myriade de questions qui viennent à l’esprit et qui devront passer au travers d’un filtre politique forcément complexe. On a l’exemple de la poll tax britannique (impôt par capitation, chaque personne adulte payant le même montant) que Margaret Thatcher souhaitait faire passer et qui a fini par lui coûter son poste. Quoi de plus simple – sans évoquer sa brutalité – que cet impôt, plus simple encore que la flat tax qui a le défaut d’ouvrir des discussions sans fin sur ce qu’on doit appeler « revenu » ? Eh bien, cet impôt, au moment d’être finalement rejeté par le Parlement britannique, avait évolué en un monstre administratif, plein d’exceptions et de conditionnalités…

Une aide sociale attrape-tout crée une formidable barrière entre le « eux » et le « nous ».

Dans leur projet, les partisans du Rbu introduisent déjà une complication : il pourrait également être versé aux enfants, mais dans une proportion réduite (silence d’ailleurs sur l’obligation de « contrôler » à tout le moins le nombre d’enfants). Mais ne traitent pas d’une seconde complication, beaucoup plus chargée politiquement : doit-elle être versée aux étrangers ? En quelle proportion ? Et aux étrangers en situation irrégulière ? On s’aperçoit qu’une aide sociale attrape-tout crée une formidable barrière entre le « eux » et le « nous », ceux qui y sont éligibles et les autres, alors qu’une aide sociale multiforme et complexe, avec son lot d’imperfections, reste perméable et évolutive. Et permet au total, du moins idéalement, de mieux respecter la personne qui la reçoit.

 

[1] John Rawls adhérait lui aussi à cette tradition, et, dans son exemple du « surfeur de Malibu », rejetait explicitement qu’il puisse y avoir un droit inconditionnel de la personne à une allocation financée sur le travail des autres.

 

Article initialement publié dans la revue Esprit (janvier 2017), et repris par Vox-Fi avec due autorisation.