Abraham Lincoln disait : « Si vous pensez que l’éducation coûte cher, essayez l’ignorance. » Voici un précepte que la plupart des colonisateurs des siècles passés ont eu tendance à ignorer s’agissant des autochtones. L’abrutissement n’était-elle pas encore la meilleure des formations pour les Indiens aymara que les Espagnols envoyaient travailler au fond des mines de Potosi. Et que les Français ou les Anglais ne se vantent pas, qui n’ont guère fait mieux dans leurs colonies respectives, du moins jusqu’au 20ème siècle, et encore.

Il est une exception à relever : les jésuites qui entreprirent en Amérique latine de vrais efforts de formation. Leur première mission a été créée en 1565 à Juli (aujourd’hui Puno), à la frontière entre la Bolivie et le Pérou, et près d’une centaine d’autres ont suivi, notamment plus d’une trentaine en terre guarani, aux confins du Brésil, du Paraguay et de l’Argentine (carte ci-après).

Il s’agissait officiellement de convertir les âmes au catholicisme en promouvant l’obéissance au pape, mais aussi, et parfois surtout, de promouvoir une éducation de qualité aux enfants autochtones : lecture, écriture et l’arithmétique de base. De même que divers métiers tels que la maçonnerie, la menuiserie et la broderie.

Le film de Roland Joffé, The Mission, avec Robert de Niro et Jeremy Irons montre cela très bien, ainsi que les oppositions que ces initiatives rencontraient.

Cela n’a duré qu’un temps et un peu après la moitié du 18ème siècle, en 1757, les jésuites ont été expulsé des colonies espagnoles et portugaises et l’effort éducatif s’est fortement ralenti, sinon arrêté.

Il fallait que les économistes s’emparent du sujet. Ainsi David Cuberes dans un billet de l’excellent site espagnol Nada es gratis commente une étude réalisée par Felipe Valencia Caicedo, L’étude pose la question : si l’effort éducatif des jésuites a été réellement important, en voit-on encore des traces aujourd’hui ? Voir « El efecto de las misiones jesuitas en el capital humano », à recommander aux lecteurs hispanophones de Vox-Fi.

La réponse est oui. Plus de 250 ans après, les lieux où étaient installées les missions donnent à voir des niveaux d’éducation et de qualification pour les gens qui y habitent supérieurs à ce qu’on observe dans les régions plus éloignées.

S’assurer d’un tel résultat n’est pas commode. Mais par chance, les jésuites étaient des hommes d’ordre et archivaient soigneusement les résultats scolaires des enfants, et leur suivi au cours de leur vie. Felipe Valencia a donc pu reconstituer l’histoire scolaire de 30 missions dans le territoire guarani (marquées d’une croix dans la carte ci-dessus), ce qui permet de faire le lien entre l’implantation des missions et les résultats scolaires de la zone au jour d’aujourd’hui.

Les résultats figurent dans le graphique qui suit. À l’horizontal, l’éloignement géographique du site éducatif, à la verticale le niveau d’éducation (maîtrise de base de la langue et du calcul) de la population. La pente est faible (une différence de 4 points de pourcentage dans le taux de maîtrise langue-calcul), mais les tests statistiques sont très parlants, selon l’auteur.

L’étude montre également que les habitants de villes situées à moins d’une centaine de kilomètres de là où il y avait une mission jésuite ont en moyenne 0,7 ans de plus d’éducation que le reste de la population de la région et un taux de la pauvreté inférieure de 10%. L’éducation entraine une tradition d’éducation.

Corrélation n’est pas causalité, et dans ce genre d’études, il faut bien veiller à contrôler tous les autres facteurs qui peuvent jouer dans cette relation : peut-être que nos bons jésuites installaient leurs missions dans des lieux à plus forte densité de population, qui le restent aujourd’hui, avec les effets d’agglomération habituels de la densité démographique. Ou, peut-être, le départ des jésuites n’a pas créé le vide absolu qu’on prétend et une tradition académique s’est poursuivie. Mais qu’importe : ce ne serait ici que la preuve qu’il y a une rémanence de l’éducation, soit que s’instaure une culture par lequel les gens attribuent plus d’importance à la formation des enfants, soit qu’une infrastructure éducative de qualité n’est pas facile à éradiquer.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 20 février 2019.