Il est naturel, sachant la nature assurantielle du commerce interentreprises (voir posts précédents), que des techniques de protection et d’assurance se mettent en place pour réguler le système : lettres de crédit, lettres de change du côté bancaire, mais surtout l’assurance crédit, instrument très implanté en Europe et qui se développe rapidement dans le reste du monde.

L’assureur crédit remplit traditionnellement trois fonctions, la dernière prenant un rôle accru depuis peu.

– Il fournit de l’information de solvabilité au système. Il est commode et économique pour une entreprise de sous-traiter la recherche d’information sur la qualité de crédit de ses clients à un tiers spécialisé, disposant de ressources abondantes en matière d’analyse crédit et de bases de données. D’autant qu’il y a un aspect « systémique » à cette recherche : un bon département de credit management est capable de collecter seul de bonnes informations sur les clients, mais il lui manquera l’expérience de paiement des credit managers des autres entreprises. L’assureur crédit en dispose, de par son expérience de défaut sur tous ses assurés. L’information pertinente est véhiculée soit par un rapport de crédit, soit plus efficacement par le fait qu’un mauvais risque est « réduit » ou « résilié », ce qui incite le credit manager à orienter l’effort commercial de son entreprise vers d’autres clients.
– Il protège contre le risque de défaut par le paiement d’une indemnité d’assurance. La prime d’assurance est en moyenne de l’ordre de 0,2% du chiffre d’affaires en France, c’est-à-dire en pratique de l’ordre de 0,2% des limites de crédit que l’entreprise demande à son assureur. Elle est calculée à partir de la qualité du portefeuille clients de l’entreprise, mais aussi de l’expérience de défaut de l’entreprise qui s’assure, cette dernière dépendant de façon cruciale de la qualité de son credit management. Deux entreprises peuvent avoir la même base de clients, la première diligente dans son recouvrement, la seconde au contraire laissant filer ses délais-clients. On observera bien sûr un taux de défaut plus élevé sur la seconde. Pour fixer les idées, un délai de paiement double accroîtra d’un facteur deux la probabilité de défaut des clients. La protection est dynamique : en cours de contrat, l’assureur crédit peut réduire ou résilier sa couverture s’il juge le risque trop grand ; la renforcer si le risque s’améliore. Cela confère une vraie souplesse à la relation acheteur-fournisseur, l’assureur crédit jouant le rôle de tampon intermédiaire. Un monde de crédit interentreprises sans assurance crédit serait probablement plus brutal et amplificateur de crise qu’il ne l’est aujourd’hui.
– Enfin, l’assurance crédit joue un rôle disciplinaire dans les pratiques commerciales, Il n’est jamais très bon d’être repéré comme mauvais payeur par l’assureur crédit. Cela affecte la note de crédit interne qu’il donne à l’entreprise, comme il le fait pratiquement pour toute entreprise qui fait commerce. Une dégradation de note peut affecter la capacité de l’acheteur indélicat à trouver du crédit non seulement vis-à-vis du fournisseur mal payé, mais de tous ses fournisseurs, voire de ses banquiers. C’est le crédit d’exploitation qui est menacé. Ce rôle dissuasif s’est récemment accru avec l’amélioration des systèmes d’information et le poids financier de l’industrie d’assurance crédit. Cela rend d’ailleurs plus complexe la discussion tarifaire sur la prime d’assurance : l’assuré mettra en avant son faible taux de casse pour demander une prime plus basse, alors que cette performance résulte peut-être simplement d’une menace plus dissuasive de l’assureur crédit. Cela change aussi l’usage que fait l’assuré de son assurance crédit : il était fréquent qu’un fournisseur cache à ses clients qu’il était assuré (il n’est pas très « commercial » de dire à ses clients qu’on se méfie d’eux). Désormais, les entreprises voient bien l’intérêt de montrer qu’on a un gendarme à disposition.

Ce rôle disciplinaire accru et la force nouvelle de l’assurance crédit créent en retour une obligation nouvelle pour l’assureur crédit : il doit s’efforcer de se tromper le moins possible quand il dégrade la note de crédit donnée à un acheteur[1]. Comme l’erreur technique est inévitable, il importe que l’assureur crédit mette en place des procédures d’appel ou de transparence par lesquelles il permet à ses assurés ou à leurs acheteurs de « challenger » la note qu’il donne et, ce faisant, d’améliorer la qualité de l’information diffusée à la collectivité des entreprises. On relève ici la proximité entre le métier de l’assureur crédit et le métier de la notation de solvabilité, un lien que l’assureur crédit Coface, plus que ses concurrents, cherche aujourd’hui à rendre plus explicite.

On peut tirer à ce propos un parallèle entre le marché du crédit interentreprises et les marchés financiers. La transparence sur sa qualité de crédit est devenue incontournable sur les 30 dernières années pour toute entreprise qui veut se financer sur les marchés financiers. Il importe de protéger les investisseurs en les renseignant au mieux sur la solvabilité de l’émetteur. Une mauvaise note ne veut pas toujours dire d’ailleurs que le crédit est impossible ; elle signifie simplement que le coût du crédit doit être en proportion du risque accru. (Un mauvais crédit, rappelons-le, n’est pas, dans certaines limites, un crédit à plus forte probabilité de défaut ; c’est un crédit mal sélectionné, mal surveillé et impossible à bien « pricer ».) Un mauvais émetteur, dans le sens précédent, fait peser un risque de défaut non anticipé pour ses investisseurs et renchérit indirectement le coût du crédit pour toutes les entreprises. La surveillance de la qualité de crédit, qu’elle soit obtenue par des obligations légales de transparence ou par le biais d’agents disciplinaires comme le sont devenues (à l’excès ?) les agences de notation, a des vertus de service public pour un bon fonctionnement les marchés du crédit bancaire et obligataire. On a pu mesurer lors de la crise financière ouverte en 2007 ce qu’il en a coûté de l’implosion de ces marchés suite à une avalanche de crédits de « mauvaise qualité ».

Toutes proportions gardées, il en va de même pour le crédit interentreprises. Une entreprise qui a un comportement négligent en matière de paiement fait peser un risque sur ses clients, et, par effet de cascade, accroît le risque de crédit collectif. D’une certaine manière, elle nuit ainsi à la liquidité de ce marché et pénalise le commerce interentreprises. Le terme de « risque systémique » qu’on emploie dans le monde bancaire n’est pas inapproprié. D’autant que l’investisseur sur les marchés financiers a la possibilité de diversifier son risque et s’en retirer assez facilement. C’est beaucoup plus difficile pour l’entreprise qui ne peut modifier à son gré son portefeuille de clients, en tout cas à court terme. Il est d’autant plus légitime que des règles de transparence et de bonnes pratiques commerciales s’imposent. Comme il est impensable et trop coûteux de légiférer par édiction, sur le modèle de la régulation bancaire, de normes de capitalisation minimum à toutes les entreprises, il faut que des agents de confiance imposent cette discipline. Les assureurs crédit sont au premier rang d’entre eux, bien mieux dans cette tâche que les banques.

 

L’assurance crédit et la crise financière présente

Cela fait belle lurette que les défauts d’entreprise n’ont pas la gentillesse de s’étaler de façon bien répartie au fil du temps. Ils se concentrent dans les périodes récessives, selon le cycle de la conjoncture. Le modèle d’affaires des assureurs crédit s’est progressivement adapté à cette réalité, l’industrie disposant des techniques et du bilan pour supporter des chocs conjoncturels intenses : le degré de couverture peut varier ; les prix aussi, bien qu’un avantage commercial de l’assurance crédit soit une certaine inertie des prix, incomparablement plus grande que pour le marché du crédit bancaire, où les spreads de crédit suivent les variations erratiques de marchés financiers. La présente crise est néanmoins d’une intensité exceptionnelle, comme il y en a tous les 80 ans pourrait-on dire, et sans nul doute secoue les bilans des assureurs crédit. En particulier, les ajustements traditionnels fonctionnent de façon moins satisfaisante :

– Il est difficilement acceptable pour les clients que les prix s’élèvent à proportion de la montée des risques. Telle entreprise sera contrainte d’accepter que son spread de financement bancaire passe de 20 centimes avant la crise (niveau exagérément bas) à un montant de 200 à 300 centimes aujourd’hui (niveau exagérément haut), soit une hausse de 1.000 à 1.500%. Il faudra se batailler pour qu’elle accepte une hausse de 30% de son assurance crédit, qui coûte à l’entreprise également 20 centimes.
– L’ajustement par la quantité de risques couverts n’est pas non plus aisé. Quand la prime d’assurance crédit est de 0,2% du chiffre d’affaires, tout risque qui fait monter la probabilité de défaut du portefeuille de clients au-delà de ce 0,2% l’an doit logiquement être éliminé. Dans la période présente, cela peut représenter une proportion importante du portefeuille-clients, ce qui laisse le désagréable sentiment à l’assuré qu’on lui retire la couverture juste au moment où il en a besoin, pour lui qui croyait être protégé sur la durée.

Malgré ces contraintes, les assureurs crédit continuent à jouer leur rôle. La comparaison avec le secteur bancaire est en leur faveur. L’aide publique dont ils bénéficient à présent dans plusieurs pays européens est hors de proportion avec les injections massives de fonds dont le secteur bancaire a bénéficié. Mais nul doute que la crise va obliger les assureurs crédit à trouver de nouvelles formes de contrats, plus souples, mieux collés aux risques individuels et mieux adaptés à traiter des chocs conjoncturels de grande ampleur.

 

François Meunier

[1] Quand il la relève à tort, c’est à lui même qu’il fait du tort : le défaut de l’entreprise bien notée à tort l’oblige à payer l’indemnité à son assuré.