De droite comme de gauche, les PME ont été à l’honneur durant cette campagne présidentielle : elles emploient en France, elles produisent en France, mais se développent insuffisamment, sont bridées, n’ont pas les moyens d’exporter, se voient privées de rentabilité, etc.

 

Quitte, en creux, à oublier ou même à déprécier les grands groupes français, qui pourtant ont su acquérir des positions très fortes à l’international et qui mettent la France en tête des pays comparables pour le nombre des leaders mondiaux. Jean-Pierre Clamadieu, le nouveau président de Solvay, après sa fusion avec Rhodia, croit utile de monter au créneau et de défendre les grands groupes. Dans son interview au Monde du 9 mai 2013, ceux-ci sont dits « cloués au pilori, caricaturés, stigmatisés. (…) Une politique industrielle ne peut pas se faire qu’avec des PME. La France a une cinquantaine de leaders mondiaux, c’est un atout, pas un handicap. »

 

Et presque sur le ton de la menace, mais avec un mot essentiel qui fait l’objet de ce billet, il ajoute : « Il ne faudrait pas grand-chose pour casser ce lien, cette affinité culturelle qu’ils ont avec la France. (…) Ne sous-estimons pas la fragilité du lien avec la France dans un contexte où les entreprises internationales sont attirées par les marchés à forte croissance. »

 

Quel est l’apport et le lien des grands groupes français à leur pays, leur « affinité » ? Voici un sujet majeur. C’est précisément cette question, aux côtés de quelques autres, qu’aborde le dernier ouvrage de Philippe Manière, « Le pays où la vie est plus dure », Paris, Grasset, 2012. Manière est connu pour son esprit et sa plume acérés. Il est aussi, de par son ancienne responsabilité à la tête de l’Institut Montaigne, un bon connaisseur du grand patronat français et du tissu industriel. Il est donc tout à fait recommandé de lire son livre. Il ne déçoit pas.

 

Il fait comme Clamadieu le même constat de départ d’une sorte de rupture du lien affectif qui liait l’opinion publique française et les très grands groupes du pays. « (Ils) ont si bien épousé la mondialisation que leur ‘francitude’ tend à s’estomper, objectivement et aussi et surtout dans l’esprit des Français ». Mais il a l’avantage sur Clamadieu, et l’espace que donne un livre, d’instruire en détail le procès.

 

– Les grands groupes français aujourd’hui recrutent étranger, pensent étranger, cherchent à conquérir des marchés étrangers. Manière relève que les 40 principales capitalisations de la place de Paris ont perdu 1.900 emplois par mois en France en 2009-10, au moment où elles en créaient 7.600 par mois à l’étranger. Et comme il est dur politiquement pour un grand groupe de licencier en France (Air France-KLM s’en rend compte aujourd’hui !), on évite d’y recruter et on ne remplace pas les départs.

 

– Il n’est pas d’un grand confort qu’à l’inverse il y ait des flux de capitaux très importants de l’étranger vers la France. Certes, la France représente la 3ème destination mondiale des investissements directs étrangers et le solde entrées / sorties est en notre faveur. Mais la nature des flux est radicalement différente : l’étranger acquiert en France pour capter une part d’un marché déjà existant. Il procède le plus souvent par acquisition directe d’une entreprise en place, quitte à en rationaliser la production avec son propre outil basé à l’étranger. Le groupe français à l’étranger veut développer un marché à naître, et donc crée une entreprise, une production et des emplois. Pour faire simple, il investit en new money dans un métier quand le groupe étranger ne fait que remplacer des actionnaires existants. La balance des capitaux traduit mal l’équilibre de l’activité et de l’emploi.

 

– et vient le plus précis : les grands groupes s’éloignent culturellement de leur origine française. Le grand patron français est basé à Paris, et consacre légitimement plus de temps et de ressources aux enjeux internationaux qu’aux sujets qui concernent ses multiples filiales françaises, souvent logées en province. « Le patron « multinational » (…) devient parfois un saute-frontières quasi-compulsif. Plus on passe de temps à Charles-de-Gaulle, Narita et JFK, moins on trouve d’attraits à la gare de Perpignan ou au TGV Est… » Comment sur cette base faire siens les objectifs nationaux du pays ?

 

– Le phénomène Paris, métropole internationale qui accueille la quasi-totalité des sièges sociaux des grandes entreprises, distend encore ce lien. Les élites sont à Paris ; elles sont de plain-pied avec le monde international. Le marché immobilier intra-muros est très spécifique, un peu le Clos-Vougeot d’un marché immobilier mondial, devenu inaccessible aux classes moyennes. Un des effets indirects est que les élites peuvent s’y retrancher, sachant une diversification sociale la plus faible parmi les grandes métropoles. Elles deviennent endogames. (On voit ici la différence avec l’Allemagne : ses grands groupes sont implantés de façon mieux répartis sur le territoire, Hambourg, Francfort, Munich, etc., favorisant la sympathie de proximité qui aide le territoire local.)

 

– C’est le propre de certains petits pays, type Suisse ou Suède, sans marché intérieur important, d’avoir développé une culture de l’internationalisation à outrance. A l’autre extrême, de grands pays comme les États-Unis ont un énorme marché intérieur et sont moins dépendants pour leur activité de grandes multinationales opérant à l’étranger. La France se tient dans un difficile milieu, où le phénomène « élites parisiennes » accroît son tropisme international au détriment des préoccupations intérieures.

 

L’endogamie utile ?

 

Ceci convainc. On a envie de glisser ici une remarque qui complète la réflexion de Manière. Cette cohésion de l’élite et sa reproduction sociale ne serait-elle pas utile au développement de ces grands groupes internationaux. Les écoles ou les cercles parisiens permettent qu’émergent des leaders de ces entreprises et les rend solidaires entre eux (et solidaires avec les élites de la haute fonction publique, sachant le phénomène des grands corps d’Etat). De ce point de vue, le chantage de Clamadieu perd de son poids : les membres de cette élite ont intérêt à rester soudés, de garder leur cohésion sociologique, et pour cela que leurs entreprises restent françaises. Les contre-exemples sont fameux mais plutôt rares : l’abandon de Péchiney à un groupe américain par un corps des Mines à court d’idées et flatté par l’appel de l’international et les jeux de Wall Street ; ou Euronext qui est passé, largement par cupidité de certains, sous la coupe de NYSE, la Bourse de New-York.

 

Dans un monde mondialisé, les cercles parisiens aident à forger une culture commune de confiance, à retrouver ses proches, avec qui on partage les mêmes intérêts. Ce n’est pas propre à la France. On le voit en Suède, c’est-à-dire en pratique à Stockholm, une petite ville où l’élite, c’est-à-dire quelques familles de mœurs assez simples, vit en cercle fermé à écouter son Luther le dimanche et à faire le break du déjeuner dans les quelques cafés du centre-ville. On le voit à tout moment de l’histoire : la communauté juive des marchands qui, depuis Gênes ou Barcelone, sillonnait la Méditerranée au 13ème siècle ; ou à la même époque la Guilde hanséatique et son prosélytisme catholique. Ici, c’est la communauté de religion, souvent minoritaire, qui aidait à souder des intérêts communs et à créer la confiance. C’est plus difficile dans des pays plus vastes à l’homogénéité culturelle moindre. Les clubs d’alumni du Ivy League aux États-Unis n’arrivent pas à créer la solidarité « ethnique » des très grandes  écoles parisiennes. Mais la religion mormone le permet. Dans notre bonne république, on pourrait dire que les grands corps d’Etat jouent le rôle de façonnage d’identité dévolu normalement aux minorités ethniques ou religieuses quand elles ne sont pas opprimées. Cela aide quand on part à la conquête de l’international.

 

En ce sens, nos élites ne sont pas « cosmopolites » (une fois ôtée la connotation négative qui s’attache à ce mot) comme pouvaient l’être l’aristocratie polonaise au 19ème siècle ou les élites latino-américaines du début du 20ème siècle, celles que le langage marxiste en vogue autrefois désignait du terme de « bourgeoisie compradore ». On désignait par là des élites vivant d’une rente locale, le plus souvent agraire, mais pleinement mêlée à la vie culturelle mondiale. Mais le risque est là : à force de  vivre en club et de viser l’international, les élites françaises deviennent en quelque sorte « hors-sol ».

 

L’endogamie malsaine

 

C’est peu démocratique, mais doit-on s’en plaindre si cette cohésion de l’élite sert le développement des grandes multinationales sans nuire au reste de l’économie ? Ce n’est pas le cas, indique Philippe Manière, pour deux raisons :

 

D’abord, le manque de proximité distend aussi le lien qui existe normalement entre grands groupes et le tissu de PME locales qui les fournissent. Ensuite, il barre l’accès au sommet pour d’autres talents individuels que ceux forgés dans le moule des cercles parisiens : moins de place pour la diversité et pour des trajectoires personnelles plus originales, créatrices de rupture.

 

Il est vrai que la France des 30 Glorieuses avait moins besoin de l’ENA et de l’X pour trouver des dirigeants : voir les Accor, Auchan ou Carrefour, PPR, Capgemini, Sodexo, Essilor… Mais il faut reconnaître qu’une croissance à 7% l’an est plus propice à voir naître des start-ups que la croissance flasque que nous connaissons depuis 30 ans. Où sont les grands du CAC40 apparus dans les 10 dernières années ? Il faut voir comme on sanctifie aujourd’hui Xavier Niel, cas unique depuis longtemps d’un entrepreneur sorti de nulle part.

 

Ceci ouvre un débat. Concernant les start-ups, il est rare qu’elles émergent d’un grand groupe  (Sanofi sorti du giron de Elf). Mais les grands groupes n’empêchent pas vraiment leur venue. L’exemple de la Silicon Valley ou de Cambridge montre plutôt l’importance primordiale d’une bonne écologie entre recherche appliquée, monde universitaire et entreprises. Notre système universitaire, principalement ici nos grandes écoles qui pourtant recueillent le meilleur des étudiants,  joue mal aujourd’hui cette fonction de lien.

 

Concernant les PME en place, un autre barrage existe qui va dans le sens indiqué par Manière.

Tout se passe comme si les étudiants qui sortent des grandes écoles répugnaient à faire carrière dans les PME et voulaient avant tout aller dans les grands groupes (à leur décharge, ils visaient autrefois la fonction publique !). En fait, ce sont les multinationales qui profitent pour l’essentiel de l’investissement que consent le pays dans ses grandes écoles. C’est dommage pour ces étudiants : leurs carrières seraient souvent plus rapides et épanouissantes au sein d’une PME dynamique que dans un grand groupe déjà encombré de talents.

 

Un dernier trait tiré ici de ce livre très riche, que j’exprime sous forme de syllogisme : l’élite s’épanouit dans la mondialisation ; or, l’élite est coupée du reste de la société ; donc, le reste de la société tend à détester la mondialisation. « Il faut l’avouer, nous dit Manière, l’idée d’une mondialisation dévastatrice mise en œuvre au profit exclusif des puissants et avec leur soutien actif n’est pas une idée juste, mais c’est, chez nous, hélas, une idée crédible. Il ne faut pas s’étonner qu’elle fasse son chemin, avec son cortège de pessimisme et de ressentiments. »