Le sujet est sur la table : les grandes entreprises empilent le cash comme jamais. On compte 150 Md$ qui dorment aujourd’hui dans le bilan de Apple. Et, nous dit l’agence de notation Moody’s, 1,5 Tr$ le cash dans celui des entreprises du S&P 500. À un degré moindre, il est vrai, on voit la même chose chez les entreprises du CAC40 en France.

 

Il y a bien sûr des disparités. Ce sont surtout les entreprises de technologie, dont les big six (Apple, Microsoft, Google, Cisco, Oracle, Qualcomm) qui accumulent le cash. Et plutôt les très grandes entreprises que les autres (les PME et ETI restent encore largement coupées des sources de financement en Europe).

 

Les financiers ont toujours vu avec méfiance la sur-épargne des entreprises. Ce n’est pas dans leur mission : elles doivent avant tout prendre du risque d’entreprise. Qui le fera sinon elles ? Ce rôle d’entrepôt, c’est la mission du système financier, s’il fonctionne bien, ce qui tend à lier le phénomène à cette crise bancaire et financière qui ne cesse de se débobiner. Stocker du cash réduit le rendement des fonds propres de l’entreprise puisque le cash, c’est connu, ne rapporte que le rendement… du cash, c’est-à-dire pas grand-chose en ce moment. Il s’agit même d’une destruction de valeur si, pour empiler le cash, l’entreprise mobilise des ressources longues mieux rémunérées (fonds propres ou dettes). Ce n’est pas, enfin, le signe d’une bonne gouvernance : une trop grande facilité financière permet d’échapper au contrôle des investisseurs et conduit souvent à des dépenses inconsidérées et à un relâchement des coûts.

 

Il doit donc exister des forces puissantes qui poussent les entreprises à épargner. En voici quelques-unes. Avant tout, un besoin d’assurance, de nature financière : les taux bas des banques centrales sont une aubaine pour les entreprises pour sécuriser aujourd’hui leur financement. Il s’agit de ne pas revivre le rationnement vécu au cœur de la crise en 2009. De fait, les chiffres de trésorerie à l’actif du bilan sont moindres si on leur ôte l’endettement au passif. Mais une assurance stratégique aussi, surtout dans le secteur high-tech : le cash permet de sauter sur une opportunité d’acquisition ou de résister à l’assaut technologique d’un concurrent – la descente aux enfers de Nokia aurait pu être évitée si cette entreprise avait eu devant elle un volant de 150 Md$. De plus, les actionnaires ne sont pas forcément mécontents d’investir dans des entreprises qui détiennent de forts volants de cash : elles en deviennent moins risquées et les sources alternatives de placement n’abondent pas. Enfin, l’optimisation fiscale, comme le montre le scandale d’un Apple, d’un Starbucks ou probablement d’un McDonald’s, ne payant qu’un sou ou deux d’impôt en Europe, mais incapables de rapatrier le cash aux États-Unis. La décrue générale des taux d’imposition sur les entreprises dans le monde aide aussi.

 

Article publié dans Finance & Gestion n°317

Tout cela donne une image peu dynamique du financement de l’économie. Les États comme les particuliers sont endettés et restreignent leurs dépenses. Les banques connaissent des contraintes sur leur capacité à prêter. La sur-épargne des grandes entreprises mondiales est donc un facteur récessif pour l’économie. Elles retiennent en otage un bout de la reprise économique. Si ces entreprises ou leurs actionnaires ne veulent pas favoriser l’investissement, qu’elles rétrocèdent le cash en baissant les prix à leurs clients ou en payant davantage d’impôt aux États ! Eux sauront quoi faire de l’argent.