Les marchés financiers sont-ils un jeu de Monopoly ?
Le Blog a publié le 7 mars l’excellent et très amusant prologue du livre de Philippe Herlin, comparant les marchés financiers au jeu de Monopoly. Comme pour tout bon apologue, la comparaison fait réfléchir.
Mais elle n’est valable que jusqu’à un certain point. Pour ressembler à un marché financier, il manque au Monopoly une caractéristique de base, celle d’être… un marché financier ! Si c’était le cas, le jeu serait beaucoup plus stable qu’il n’est actuellement, et conduirait moins fréquemment et moins vite à un vainqueur clair, écrasant tous les autres.
En effet, le jeu prévoit des tarifs hôteliers fixés a priori et qui vont sacrément mordre dans la seconde phase du jeu, celle où l’on commence à acheter des hôtels. Mais il fixe en même temps les prix du foncier et des hôtels. Cela n’est pas une bonne finance ! Un fonctionnement normal du marché donnerait pour prix du foncier (et des hôtels) la valeur présente des flux de trésorerie des titres de propriété. (Comme le jeu est complètement probabilisable, il suffit de disposer d’un taux d’actualisation pour connaître la « juste valeur » des terrains.) Le prix de la rue de la Paix giclerait ! Et on aurait alors la force de rappel d’un marché concurrentiel, obligeant les gens à faire attention à leur contrainte financière avant d’acheter.
Ces prix du foncier fixés forfaitairement ne sont d’ailleurs pas compatibles avec l’« économie réelle » telle que dessinée dans le jeu, i.e. les 20 000 € donnée à chaque tour quand on passe par la case Départ (ce qui veut dire, s’il y a 4 joueurs, que le PIB de cette économie est en gros de 80 000 € par an ou par tour). Ou du moins il faudrait un nombre considérable d’années (de tours) avant que les joueurs s’engagent dans l’achat d’immobilier. Il faudrait probablement aussi un marché du crédit, parce que, dès l’origine, les joueurs chercheraient à acquérir avec levier de dette. Mais les règles du jeu devraient alors prévoir le fonctionnement de ce marché, avec un taux d’intérêt qui, là encore, introduirait des forces de rappel et permettrait de calculer la valeur du foncier, etc.
C’est le génie du jeu de ne pas trop réguler, de sorte que les joueurs inventent pragmatiquement les règles, évidemment déstabilisantes puisqu’in fine, comme dans tout jeu, il doit y avoir un gagnant. Si on n’avait pas l’arbitraire des dés, on aurait une sorte de Simcity, très pédagogique sur le fonctionnement de l’économie, mais qui deviendrait aussi ennuyeux que l’est à la longue Simcity. A noter que des cursus de MBA utilisent ce genre de maquette de l’économie à des fins pédagogiques.
Enfin, il existe un élément profondément réaliste dans le jeu, qui justifie son nom de Monopoly : en économie urbaine, il y a des rendements d’échelle croissants, à savoir les effets d’agglomération qui justifient que le prix du foncier dans Paris intra-muros soit plus fort que celui d’une ville de province. D’où l’échelle des tarifs des hôtels, très exponentielle. On sait que les beaux théorèmes d’équilibre général de l’économie ne tiennent plus en présence de rendements croissants. Le jeu des marchés ne sait pas corriger, ou très imparfaitement, les éléments de rente qui vont avec, ce qui justifie pleinement une politique urbaine. Il y a aussi des éléments de rente sur les marchés financiers, dont la régulation ne s’occupe pas assez d’ailleurs, le concurrentiel rentrant souvent en conflit avec le prudentiel. Mais le monde est bien fait, en quelque sorte : les gens de la rue du Paradis (ou du 93 pour actualiser le jeu de Monopoly suite à la flambée de l’immobilier parisien) ne se ruinent pas dans les hôtels de la rue de la Paix. La rue de Belleville avec la rue du Paradis ; l’avenue de Breteuil avec la rue de la Paix. N’est-ce pas mieux comme ça ?
Paru sur le même sujet : Philippe Herlin et le jeu de Monopoly