Les marchés nocifs (2/3) : faut-il faire payer le droit à immigrer ?
Explorer la frontière de validité de l’économie de marché permet de mettre sous un jour différent certaines questions économiques et sociales importantes. « You never know what is enough until you know what is more than enough », disait William Blake. Voici un deuxième exemple de marché sinon « nocif » du moins controversé, sur le sujet hautement inflammable de l’immigration : doit-on faire payer le droit de passer les frontières d’un pays pour y travailler, voire pour en devenir citoyen ? La citoyenneté, pour dire les choses de façon crue, serait-elle une marchandise, alors qu’elle touche au plus profond de notre identité personnelle et communautaire ? Ce billet aborde le sujet en examinant une proposition qu’on entend sérieusement désormais, celle d’un droit à l’entrée pour les immigrés qui souhaitent travailler dans le pays.
L’immigration, quand elle prend un caractère de masse, prend à revers la pure tradition libérale. Pourquoi militer pour la libre circulation des biens, des capitaux et des idées, et la refuser pour les hommes, pourtant dotés de droits irréfragables à la libre circulation ? Faut-il cadenasser les frontières, ce à quoi revient l’application efficace de la restriction à l’immigration, quand on sait que cela oblige à enfreindre certaines libertés civiques du pays qui se ferme ?
Avec embarras, la philosophie politique libérale oscille entre deux justifications aux restrictions à l’immigration. La première repose sur la notion de communauté, qui commence par la capacité à définir ceux qui en font partie et ceux qui n’en font pas partie, le « nous » et le « eux ». Sans cette possibilité de définir les frontières, y compris pour une communauté nationale, il ne peut y avoir de regroupements humains stables, partageant un sens commun de leur vie, de leurs intérêts et de leurs règles de justice1.
La seconde, plus utilitariste, part de la réalité d’un « capital » accumulé dans le pays d’accueil et dont profitent tous les citoyens, même en l’absence de droits de propriété privés sur ce capital : système de santé, d’éducation, de sécurité publique, droits civiques, etc., autant de biens qui ne donnent pas toujours lieu à paiement, mais qui contribuent à renforcer la collectivité nationale. La population du pays, par ses efforts, sa chance et ses talents, a contribué à bâtir ce bien public. Faudrait-il donner des droits de tirage à l’étranger sur ce « capital », et si oui, à quelles conditions ? L’entrée de l’immigré n’affecte-t-il pas le bien-être de la collectivité, ne dilue-t-il pas ses droits ? La comparaison serait ici le droit au bail ou le « pas-de-porte » dans une collectivité de location ; ou encore la communauté d’actionnaires qui ne laissent rentrer un nouvel actionnaire qu’à condition que cela ne déprécie par la valeur de leur patrimoine.
C’est sur cette seconde vision que reposent certaines politiques actuelles de contrôle de l’immigration. Si on montre que l’immigré, tout comme le nouveau locataire ou le nouvel actionnaire, apporte une contribution positive importante à la collectivité, alors sa venue est justifiée et souhaitable. Sinon, il convient de lui fermer la frontière. En particulier, on justifie ainsi la méthode des quotas sélectifs, qui revient en force dans l’agenda politique sachant le ralentissement démographique de certains pays et les tensions de main-d’œuvre ressenties dans certaines industries.
La question des quotas d’immigration
Sauf exceptions, le quota sur un critère de nationalité a été progressivement abandonné après la deuxième guerre mondiale parce qu’il se heurte à un évident obstacle éthique : il faut pointer du doigt les ethnies dont le pays se satisfait. On se tourne donc vers la mise en place de quotas par profession, selon les « métiers sous tension » pour reprendre le langage administratif français, d’une France qui cherche à adopter cet instrument.
Mais le choix de quota par profession n’est pas libre d’obstacles. Obstacle administratif en premier lieu. Comment une commission de fonctionnaires va-t-elle déterminer, prospectivement, les professions rares ? L’économiste y va de sa critique : quelle assurance qu’il n’y ait pas de distorsion de concurrence par un privilège donné à telle industrie plutôt qu’à telle autre, selon le jeu des lobbys en place ? Pourquoi ne solliciter que les organisations patronales et non les représentants syndicaux des professions concernées (sachant notamment que l’élargissement d’un quota pour un corps de métier particulier y fera baisser le salaire en en réduisant la rareté) ?
Si l’économie du pays est déjà dotée de personnel bien formé, il peut être au contraire judicieux de faire venir des travailleurs moins qualifiés pour occuper précisément les postes non qualifiés et permettre ainsi que se poursuive l’échelle sociale ascendante des métiers : la venue d’un garde d’enfants étranger peut permettre à la personne qualifiée du pays d’intervenir davantage sur le marché du travail, etc.
L’obstacle éthique existe aussi. Comme toutes les économies développées sont à la même enseigne et donc importatrices structurelles de talents, il faut aller les chercher dans les pays émergents ou moins développés. De nos jours par exemple, beaucoup d’infirmières et de médecins de Roumanie filent vers la France une fois leurs études terminées, laissant à la Roumanie le coût de la formation. Abdoulaye Wade, président du Sénégal, exprime le refus de ce « pillage » avec talent et outrage, même si l’emploi du terme de « pillage » omet les réels effets positifs que l’émigration joue en retour sur le pays d’origine, en transfert de revenus et de savoir-faire.
Enfin, autre argument éthique, plus complexe à mettre en œuvre, il ne faut pas oublier les droits des émigrants potentiels qui mériteraient une égalité d’opportunité à immigrer dans un pays donné, en refusant que la sélection se fasse sur un critère de formation professionnelle plutôt que sur le critère ethnique désormais honni.
L’examen d’un marché du droit à l’immigration
Dès lors qu’il faut allouer une rareté (le droit à immigrer dans un pays d’accueil), certains pensent immédiatement au moyen le plus commode pour cela : le marché. C’est ce que fait avec talent Gary Becker, prix Nobel d’économie2.
Dans sa formule de base, le droit serait attaché au permis de séjour, et donc au permis de travail, et non à la citoyenneté. On part à nouveau de la notion de « capital de biens sociaux » évoquée plus haut dont une circulation sans restriction des migrants affecterait la valeur. Puisqu’il y a restriction, elle serait gérée par un mécanisme de droit à l’entrée. Le montant de ce droit serait fixé de façon à n’accepter qu’un nombre donné d’immigrants.
Acquitter le droit d’entrée donnerait au migrant le titre de séjour et un large ensemble de droits sociaux réservés d’ordinaire aux seuls citoyens résidents : services de santé, droit à se voir accompagné de la famille, et donc droit à l’éducation, etc. Il s’accompagnerait de certains services annexes, hébergement provisoire ou cours de langue3. Les seuls droits qui seraient réservés seraient ceux qui caractérisent la citoyenneté, à savoir, selon les lois en vigueur dans le pays, essentiellement le droit de voter et d’être éligible.
Ce système, dans cette approche libérale, a des vertus incontestables :
- Il laisse la détermination du flux arrivant à la main du pays d’accueil. Il suffit de monter le niveau du droit. Le niveau du droit joue le rôle d’intermédiaire dans la fixation du flux entrant. On retrouve ici la vertu du marché qui fixe des règles a priori et évite de poser au cas par cas la question de l’admissibilité, forcément sujette à débat et intervention politique.
- Il fait disparaître une grande partie de la rente des « passeurs » qui facilitent l’immigration clandestine, tout en assurant une qualité de service et une sécurité incomparablement meilleures que ces derniers. Comme à propos du débat sur la libéralisation de l’alcool ou de la marijuana, la « légalisation » sous contrôle permet à l’État de percevoir la « taxe » sur le bien plutôt que de la laisser entre les mains d’un réseau criminel. N’oublions jamais que l’interdiction d’un marché quand il y a une rareté à allouer occasionne des transactions officieuses et souvent criminelles (ce qui n’est pas en soi une justification d’un marché libre).
- Il allège certaines réticences psychologiques qu’on observe dans l’opinion devant l’immigrant. Comme celui-ci a acquitté son « droit », il a toute légitimité à bénéficier des avantages du résident. Il « gagne » son droit au respect citoyen.
- Le paiement d’un droit légaliserait le séjour de l’immigré, permettant qu’il puisse circuler librement entre son pays d’accueil et son pays d’origine et par conséquent trouver les occasions de revenir s’y installer4.
En retour, les objections abondent :
- Il n’est pas sûr que le montant du droit écluse toute la demande prête à se présenter pour l’acquérir. Il pourrait rester l’obligation d’un contrôle quantitatif des entrées. Le système n’a donc pas toutes les caractéristiques d’un marché libre, où le prix du droit serait fixé par confrontation entre l’offre et la demande. On reste proche du système des quotas5.
- L’argument « pillage du capital humain des pays d’origine » demeure, sauf à rétrocéder une partie de la taxe collectée aux pays d’origine dans le cadre d’une politique d’aide au développement. À noter qu’une façon pour les pays d’origine de capter à leur profit une fraction à la taxe, est d’instaurer à leur tour une taxe à l’émigration. Les gouvernements indien ou sénégalais sont en train de le faire, en faisant payer un droit de sortie, une « pantoufle », aux candidats à l’émigration ayant bénéficié d’une formation tertiaire dans le pays. L’ex-URSS le faisait pour les candidats au départ vers Israël.
- Le système serait inique en ce qu’il va filtrer les immigrants disposant déjà d’un certain revenu, capables donc d’acquitter le droit (ou de le faire acquitter par l’entreprise qui va l’employer au cas où il est porteur d’une qualification sensible). À nouveau, on voit que le questionnement éthique ne surgit pas du recours à l’instrument du marché, mais de la coexistence du marché avec une répartition très inégale des revenus, qui permet la « sélection par l’argent ».
L’argument est sujet à discussion, cependant : le montant du droit n’est pas forcément dissuasif pour les travailleurs non qualifiés. Becker ou mieux encore Timothy Hatton et J.G. Williamson6 (2005) notent que l’immigration aux États-Unis au cours du XIXe siècle était le fait de gens pauvres, avec des systèmes de prêts et de cotisations de la communauté de départ pour prendre en charge le coût de la migration, qui était, sachant le prix du transport maritime de l’époque, considérablement plus élevé de ce qu’il est aujourd’hui. Un village malien pourra donc, comme il le fait aujourd’hui, se cotiser pour financer l’expédition de son « champion » vers un pays d’Europe, et le champion, pris dans une logique de don et de contre-don, se chargera d’accueillir le prochain migrant et de contribuer au paiement de son droit à immigrer. Le village préférera en tout cas verser l’argent, avec une sécurité accrue, dans la poche d’un État plutôt que dans celle des trafiquants. En retour, les gens qualifiés des pays émergents ont en général des positions aisées dans leur pays et sont réticents à émigrer (ce qui explique le manque de succès au final des politiques d’immigration pour les métiers sous tension).
- Il est hypocrite de penser qu’on se limite par ce mécanisme au simple droit du permis de travail. Il restera toujours la question de l’accès à la citoyenneté du migrant qui aura séjourné suffisamment longtemps dans le pays d’accueil, surtout quand il donne naissance à des enfants. Le droit payant à immigrer devient alors un droit payant à devenir citoyen.
On retrouve alors l’objection morale déjà vue dans le billet précédent sur la négociabilité du droit de vote. Mettre dans un contrat pécuniaire l’accès à la citoyenneté n’est pas neutre sur la conception que nous en avons. Cela la dégrade et la corrompt. Faudrait-il la voir comme une simple carte de club, éventuellement cessible, analogue un peu à l’« anneau » de mouillage d’un bateau dans un port de plaisance ? La citoyenneté deviendrait une « communauté de voisinage » pour reprendre l’expression de Walzer7. Certaines des obligations attenantes à la citoyenneté, comme l’obligation d’aller sous les drapeaux pour la défendre ou celle de payer ses impôts, perdraient de leur force morale.
Au total, les conditions de mise en place d’un droit payant à immigrer, s’il ne mérite pas l’opprobre qu’on lui destine, semblent complexes. L’équilibre entre efficacité économique et sens de la justice militerait plutôt pour un système de quota qui, pour éviter les arbitraires, serait piloté par tirage au sort. Une autre voie, bien que non dénuée d’hypocrisie, est celle que suivent les États-Unis : grâce à leur très efficace industrie de l’enseignement tertiaire (les grandes universités), ce pays a pu de longue date « collecter » des talents à haut niveau de compétence, en quelque sorte en exportant sur site propre un service d’éducation à des étrangers, qui facilite leur rétention post-études. Plus d’un tiers des Prix Nobel américains sont d’origine étrangère. Cette capacité leur est reconnue universellement comme un atout stratégique.