Il est fascinant de noter l’abîme entre l’importance de l’industrie du transport maritime dans le monde moderne et le vide de gouvernance, de responsabilité et de régulation qui l’entoure. C’est ce que note Guillaume Vuillemey, professeur associé à HEC, dans une remarquable étude résumée dans un récent billet du site Vox-EU.

Au cours des 40 dernières années, les compagnies maritimes —qui assurent 80 à 90% des flux mondiaux de marchandises— ont été systématiquement structurées juridiquement pour échapper à toute responsabilité. Les recours en cas de marée noire, par exemple, sont évités en enregistrant chaque navire dans une filiale différente ; les normes réglementaires en utilisant des pavillons de complaisance ; quant aux responsabilités à long terme liées au recyclage des navires, les compagnies y échappent en utilisant des pavillons dits de dernier voyage.

Le graphique qui suit en est une preuve. Il montre le succès toujours croissant des pavillons de complaisance.

Ce sont désormais de 70 à 80% des navires, qu’il s’agisse des porte-conteneurs, des tankers ou des navires de vrac, qui sont sous un pavillon que ne peut contrôler une cour de justice d’un pays à forte régulation. À cela s’ajoute qu’un navire n’est jamais possédé par l’armateur lui-même, mais logé dans une filiale à responsabilité limitée. Et chaque filiale ne détient en général qu’un bateau pour empêcher que les indemnités qu’entrainent les dommages causés par un bateau soient assumés par les revenus tirés d’autres bateaux.

Même chose pour le nombre de pavillons dits de dernier voyage, dont le rôle est de conduire le bateau vers un chantier de destruction dans un pays démuni de toute régulation en matière de travail et d’environnement : leur part dans le total des pavillons en circulation atteint désormais 60%, ce qui permet qu’une très grosse part des navires parte dans un cimetière hors toute régulation.

G. Vuillemey conclut par une question intéressante. La structure juridique de responsabilité limitée, qui a été si utile dans le développement du capitalisme moderne, n’est pas adaptée et devrait être sévèrement contrôlée lorsque les dommages que peut causer une activité ne peuvent être contractualisés, ce qu’on appelle les « externalités négatives ».

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On pourrait ajouter, au-delà du papier cité, cet autre étonnement : le transport maritime est l’un des principaux pollueurs en matière de CO2, l’externalité la plus grave que subit la planète aujourd’hui. Et nul moyen de limiter l’usage du fuel en instaurant ce que connait le transport routier sous la forme de taxation des carburants. Faute d’une souveraineté reconnue, il s’agit d’une zone de non-taxe. On devine bien qu’une telle taxe aurait pour effet de renchérir le transport maritime, et de réduire une mondialisation largement parasite. En termes du seul coût du transport, le transit maritime non régulé et non taxé est un concurrent redoutable : pourquoi pour un distributeur français irait faire produire en Galicie ou en Alsace si le coût de transport est équivalent à ce qu’il en coûte, facialement, à faire venir la marchandise des Philippines ou du ZheJiang ?

Ce n’est pas le meilleur visage de la mondialisation.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 7 octobre 2020.