La période actuelle se caractérise par de profondes ambiguïtés dans les liens entre entreprises et nations, illustrées par la vague récente de consolidation des entreprises de marché. La Bourse est, dans beaucoup de pays, le symbole même du capitalisme. Mais ces entreprises sont aussi des réseaux qui cherchent à maximiser leur champ d’action pour réaliser des économies d’échelle, comme Facebook ou eBay, d’où une tension permanente entre les représentations et les modèles économiques. Ainsi, dans la bataille pour Nyse Euronext, le Nasdaq a un temps pensé à déménager en France un de ses centres de données pour signaler son attachement à la place de Paris, puis s’est rétracté face à l’opposition de ses clients hedge funds londoniens. Aux Etats-Unis, un sénateur influent a conditionné son soutien à l’offre de Deutsche Börse au fait que le nom de l’entité fusionnée commence par « Nyse ». Les offres respectives de la Bourse de Londres sur celle de Toronto, et de celle de Singapour sur celle de Sydney, se sont heurtées à des obstacles nationalistes sans rapport avec leurs mérites économiques.

 

Les débats sur la nationalité des entreprises ne sont pas nouveaux. Dès 1967, George Ball, un diplomate américain, prédisait que les grandes entreprises acquerraient peu à peu une identité apatride. La mondialisation des années 1990 et 2000 avait semblé lui donner raison. La plupart des grands groupes européens n’ont plus qu’une part minoritaire de leurs ventes et de leur production dans leur pays d’origine. Leur actionnariat est dispersé. Depuis 2000, même des fonctions de recherche et d’état-major, longtemps considérées comme non délocalisables, ont commencé à être distribuées dans le monde entier. Les références à la « nationalité » de telles entreprises commençaient à sonner de plus en plus creux. Cette tendance a toutefois évolué au cours des dernières années, pour deux raisons principales.

 

Premièrement, les grands groupes issus des pays émergents ont fait une entrée en force dans le paysage mondial. Ils pèsent désormais d’un poids collectif comparable à celui des Européens (sur la base du classement FT Global 500), contre une proportion de un à dix il y a une décennie. Or beaucoup d’entre eux sont soumis à l’influence, à la tutelle voire au contrôle direct de leur gouvernement. Sans reprendre tous les fantasmes liés à ce nouveau « capitalisme d’Etat », l’existence de fortes identités nationales dans le monde des entreprises ne peut plus être simplement considérée comme une survivance du passé.

 

Deuxièmement, la crise financière s’est traduite aussi en Occident par un « retour de l’État », particulièrement visible dans le secteur bancaire, mais également présent dans d’autres segments, et qui a pu faire apparaître l’internationalisation de certaines identités d’entreprise comme un masque que la première bourrasque suffirait à faire tomber. Ce renversement résonne avec l’incertitude actuelle concernant l’avenir de la mondialisation financière avec, bien sûr, la crise de l’euro, mais aussi le spectre de ce que l’économiste Carmen Reinhart a nommé la « répression financière », une mise sous contrôle public des systèmes financiers dans les pays massivement endettés.

 

Sur le papier, nos politiques publiques ne discriminent pas les entreprises en fonction de leur nationalité, mais rien en la matière n’est définitivement acquis. Surtout, les entreprises elles-mêmes risquent d’éprouver des difficultés croissantes à proposer une vision claire de leur identité à leurs parties prenantes. Leur dédoublement de personnalité, nationale et mondiale, peut aisément les conduire à des comportements irresponsables, comme ces banques qui ont eu recours à un arbitrage réglementaire et fiscal massif – cherchant à s’implanter là où l’on trouve toujours moins de règlements et moins d’impôts – puis au contribuable de leur pays d’origine lorsque le système est entré en crise. En politique étrangère, il est devenu habituel de prédire que la prochaine décennie se définirait par des souverainetés divisées, des interdépendances instables et des conflits entre nations et élites mondialisées. Les entreprises seraient bien naïves de croire qu’elles peuvent facilement échapper à ces tensions.