La crise a mis les normes IFRS (« international financial reporting standards ») sur la sellette. En janvier, le président Sarkozy a consacré une part non négligeable de son discours de Davos à dire tout le mal qu’il pensait du principe de la « juste valeur ». Celle-ci est accusée, presque universellement en France et également par nombre d’observateurs étrangers, d’avoir accéléré la débâcle – même si cette argumentation manque toujours singulièrement de base factuelle.

Or les dix-huit mois à venir seront déterminants pour le projet d’harmonisation comptable internationale, dont le succès semblait inexorable jusqu’à la crise. Son promoteur, qui sera bientôt rebaptisé la Fondation IFRS (et qui héberge l’IASB, le comité de normalisation proprement dit), était à son origine en 1973 une initiative de la profession comptable, sans appui des pouvoirs publics. Mais au cours des années 2000, les IFRS ont été adoptées par l’Union européenne puis par un nombre croissant de pays, au point que les exceptions sont devenues rares, principalement le Japon, la Russie, l’Arabie Saoudite et, bien sûr, les États-Unis.

Trois facteurs permettent de comprendre cet itinéraire impressionnant. Un, le positionnement : les IFRS répondent à la demande croissante des investisseurs de pouvoir comparer les comptes des entreprises du monde entier. Deux, le leadership : en 2001, Paul Volcker, ex-banquier central et actuel conseiller de Barack Obama, a pris la présidence de la Fondation IFRS, et lui a conféré stature et solidité financière pendant plusieurs années cruciales. Trois, la chance : les Européens voulaient harmoniser leurs normes comptables mais étaient incapables de trouver un accord entre eux, une opportunité rêvée pour l’IASB.

En 2007, l’objectif d’harmonisation mondiale semblait à portée de main. Mais la crise financière a changé la donne ; ou peut-être a-t-elle seulement révélé des faiblesses qui étaient moins visibles par beau temps. Les critiques passionnées de la juste valeur par une grande part du milieu bancaire ont été largement relayées par les autorités de supervision et les pouvoirs publics. L’IASB a été soumis à une intense pression politique pour permettre aux banques de retarder certaines annonces de dépréciations d’actifs. En octobre 2008, il a dû adopter une norme sur la reclassification des actifs financiers qui diminue la qualité de l’information financière et lui a aliéné une bonne partie de la communauté des investisseurs. Simultanément, les États-Unis ont retardé leur calendrier de décision sur une éventuelle adoption, et la perspective de faire converger leurs normes avec les IFRS a subi un grave revers en juillet dernier, lorsque l’IASB et son homologue américain ont publié des visions divergentes en matière de comptabilisation des instruments financiers. Dans le même temps, les voix se multiplient en Europe pour suggérer que l’UE cesse de déléguer son pouvoir de normalisation comptable à la Fondation IFRS.

Une bonne partie de la communauté comptable pense que celle-ci doit seulement garder le cap en attendant la fin de la tempête. Les leaders du G20 sont allés dans ce sens en demandant en septembre dernier une finalisation du programme de convergence entre IFRS et normes américaines à la mi-2011, un délai extrêmement serré. Le président de l’IASB, David Tweedie, est intensément déterminé à respecter cette échéance, qui coïncide avec l’expiration de son mandat. Peut-être cette approche va-t-elle réussir. Mais il est plus probable que la trajectoire actuelle exacerbe les tensions politiques autour des IFRS jusqu’à un point de rupture, qui pourrait rendre la Fondation IFRS impuissante à empêcher des divergences croissantes dans l’application de ses normes dans différentes régions du globe, voire à survivre en tant qu’organisation indépendante. L’expérience des IFRS se solderait alors par un échec, même si l’idée d’un langage comptable mondial pourrait renaître plus tard sous d’autres formes.

La Fondation IFRS peut sans doute accroître ses chances par un renouvellement de ses dirigeants, une clarification de ses objectifs et une meilleure prise en compte de son environnement, notamment en répondant mieux aux exigences des utilisateurs d’information financière. L’enjeu n’est pas seulement comptable. Les IFRS sont une des expériences les plus ambitieuses de construction d’un marché mondial intégré à travers des règles communes. Leur échec aurait une signification préoccupante quant à l’avenir de la mondialisation.

Publié par La Tribune.