Même et surtout en période de confinement, les paniers verts ou rouge ou orange des livreurs de repas à vélo circulent de partout. La concurrence fait rage entre les multiples opérateurs dans ce domaine. Et pour tout restaurant, le phénomène est désormais incontournable. Est-ce une si bonne chose, se demandent à présent les restaurateurs ?

On recommande un excellent article de Géraldine Malet sur le site Resto Connexion, sur base d’une investigation qu’elle a conduite à Londres.

On retrouve bien le phénomène à l’œuvre pour l’hôtellerie avec Booking : formidable pour remplir les chambres d’hôtel, mais arrive le paiement des commissions, toujours plus élevées et un lien de plus en plus tenu entre le producteur, hôtel ou restaurant, et le client final. À qui est le client à la fin ?

Les restaurants les plus dynamiques n’avaient pas attendu les plateformes : ils avaient initié eux-mêmes la disruption numérique en s’équipant en propre d’une capacité à recevoir les commandes par Internet et à livrer à domicile. Mais la chose est de moins en moins rentable face aux grandes plateformes qui rendent le service, les clients trouvant plus commode de passer par la plateforme. G. Malet cite ce restaurateur :

« Quand je vois que je n’arrive pas à garder mes livreurs alors qu’ils ont plutôt une bonne paye et leurs congés payés, et que tous maintenant veulent aller sur ces plateformes, je me dis qu’ils sont vraiment forts… Leur force est d’avoir su donner aux livreurs l’impression qu’ils sont autonomes et qu’ils travaillent pour eux-mêmes. »

 

On pourrait penser qu’une fois acquittée la commission que perçoit le site, le restaurateur est quitte. Mais comme la plateforme intensifie la concurrence entre restaurants, il faut à nouveau envisager des frais commerciaux : la plateforme intervient alors en proposant des options payantes pour accroître la visibilité.

La concurrence entre plateformes, Uber Eats ou Deliveroo, ne semble pas faire baisser les commissions. elle accroit le coût commercial qu’elles supportent pour « signer » des restaurants et proposer le choix le plus large à leurs clients. Un indice de cela est la comparaison entre Europe et États-Unis : là-bas, les commissions des plateformes arrivent très fréquemment (mais il est vrai dans des villes moins denses qu’en Europe) à 40%.

Voici ce que je crois en être le niveau pour Paris : en général, la commission de base est de 30% sur chiffre TTC (oui, TTC !). Si le restaurant accepte une relation exclusive – à déconseiller indique l’article –, la commission baisse à 25%. Elle augmente de 5% en cas d’un meilleur référencement. Le service peut être à la carte : 13% à 15% de taux de commission si on ne s’adresse à la plateforme que pour la réception des commandes ; 14% si on ne souhaite d’elles que la capacité à livrer. Le seuil de 30% semble être, du moins à Londres, le point de bascule entre disposer de sa propre logistique de livraison et commande et la sous-traiter à la plateforme. À noter que certains acteurs apparaissent qui ne proposent que le volet livraison, laissant le pilotage de la commande au restaurateur.

 

L’étape suivante vient naturellement : si le fonds de commerce du restaurateur ne tient plus à son accueil physique ni à la connaissance de ses clients, pourquoi ne pas abandonner son local et se concentrer sur sa cuisine. On en vient au concept du dark kitchen.

A cette concurrence s’en ajoute une autre, celle des « dark kitchens » ou cuisines partagées, un concept entièrement dédié aux livraisons et baptisé Editions que Deliveroo a lancé en France et en Angleterre. Il permet aux restaurateurs de servir de nouvelles zones géographiques sans avoir à supporter les investissements qu’impliquent la création et l’ouverture d’établissements propres ayant pignon sur rue. En plus des frais d’aménagement, Deliveroo prend à sa charge le ménage et la gestion du site, les commandes et la flotte de livreurs. Les restaurants, eux, doivent y placer un chef ou un cuisinier dédié et apporter du « petit » matériel de cuisine ainsi que leurs recettes et ingrédients. Profiter de ces cuisines partagées ne coûte aux restaurants ni charges fixes ni loyer, mais une commission sur le prix de chaque commande dont nous ne connaissons pas le taux précis, mais qui est, nous dit Deliveroo, « un peu plus élevé que les 30% généralement prélevés ».

L’article traite incidemment du point de vue du client final. La commodité à s’adresser à des plateformes poussent les gens à rester chez eux plutôt qu’à sortir pour aller au restaurant. Les restaurants qui basculent sur une relation plateforme notent une hausse du nombre des couverts, mais une forte baisse de la fréquentation en salle. D’autant que le service en salle se dégrade : le ballet des livreurs qui rentrent et qui sortent, la priorité donnée à la livraison à distance qui fait que le client en salle doit attendre que la cuisine écluse les commandes dont les délais de livraison sont étroitement surveillés par les plateformes.

Mais plus avant, ce sont des habitudes de consommation qui sont en train de changer et avec elle une certaine forme de socialité qui disparaît, celle par laquelle on aime se retrouver à plusieurs dans un restaurant. Le coronavirus a, à cette occasion, été la plus formidable des publicités pour les plateformes.

Un point que ne traite pas l’article : l’économie du système repose quand même sur une force de travail notoirement sous-payée et sous-protégée, ce qui n’empêche pas aujourd’hui les plateformes de toutes être fortement déficitaires. Au fil du temps, les conditions de travail vont changer, la division du travail va s’accentuer, et la question deviendra : est-il économiquement rentable de faire livrer à domicile un bien ou un service dont la valeur est de l’ordre de 50€ ? Aujourd’hui, ce coût est partiellement assumé par les gens qui vont au restaurant pour s’offrir un repas ; demain le prix sera distingué.

Pour finir, voici le jugement que porte la spécialiste tech du New-York Times, Shira Ovide sur le phénomène en cours. Direct en anglais, mais c’est assez clair.

The app companies mostly lose money, restaurants complain, some couriers say they’re making peanuts and many diners don’t like hidden costs or bad delivery experiences. That’s a lot of problems!