Paru dans Le Monde daté de vendredi 4 mars 2016.

Face au risque d’un avenir moins dépendant de l’or noir, il devient sage de solder un produit qui risque de passer de mode…

La chute récente des prix du pétrole est souvent présentée comme le dérapage d’une décision délibérée de l’Arabie saoudite pour  »  reprendre en main le marché  » face à la concurrence des producteurs américains de pétrole de schiste et avant le retour de l’ennemi juré iranien, longtemps écarté du marché par les sanctions internationales. La chute aurait été amplifiée par la révision à la baisse des perspectives de croissance des pays émergents, en particulier la Chine.

Mais une autre lecture, pour partie complémentaire, est possible. Et si, dans quinze ou vingt ans, notre monde sortait de l’âge des énergies fossiles et que la demande de pétrole, de gaz et de charbon se tarisse ? Après tout, l’âge de pierre s’est achevé avant qu’il n’y ait plus de pierres. Quelle serait alors la bonne stratégie  ?

Harold Hotelling (1895-1973), un grand économiste américain de l’entre-deux-guerres, avait produit un résultat élégant et fondamental sur les prix et l’exploitation optimale des ressources non renouvelables. En simplifiant beaucoup, le pétrole est un actif qui, tant qu’il reste dans le sol, ne produit aucun dividende, ni ne coûte en frais de stockage. Si donc le producteur ne l’extrait pas, c’est qu’il attend une hausse suffisante du prix. Dans le cas contraire, mieux vaut extraire le pétrole sans attendre et le  »  convertir   » en un actif financier dont le rendement (le taux d’intérêt) sera plus élevé. Cet arbitrage continu implique qu’à l’équilibre, si l’offre est limitée, le prix du pétrole (net des coûts d’extraction) progresse peu ou prou au rythme du taux d’intérêt. La gestion des réserves relève ainsi d’une logique patiente et financière, indifférente à la concurrence.

Et si la demande devait se tarir avant l’offre ? Dans ce cas, il ne faudrait plus attendre et il deviendrait rationnel pour les Saoudiens de pomper au plus vite les réserves sous leurs pieds avant qu’elles ne perdent de leur valeur, et de les convertir en actifs financiers. Il serait aussi judicieux de mettre en Bourse Saudi Aramco, principal groupe pétrolier au monde et propriété du royaume, avant que sa valeur ne chute.

Une attrition de la demande

Au total, la baisse de prix du pétrole serait donc la conséquence d’une adaptation à la possibilité d’un après-pétrole marqué par une attrition de la demande plutôt que d’unépuisement de l’offre. Regrettable et subie, elle serait le corollaire d’une décision obligée sur les volumes plutôt qu’un choix délibéré sur les prix pour  »  reprendre en main le marché  « .

Les Saoudiens sont-ils visionnaires ? Certains faits doivent les interpeller. D’abord, les mouvements d’opinion, comme la campagne  »  Leave It in the Ground  !   » (« laissez-le sous terre  ! »), traduisent une prise de conscience collective. Les acteurs financiers prennent la mesure des risques liés à la transition énergétique auxquels ils seraient exposés s’ils les négligeaient. La réaction des Etats (y compris les Etats-Unis) se précise et leur engagement à aller vers une économie sobre en carbone se renforce, comme en témoigne la COP21. Ensuite, les progrès techniques mettent désormais les énergies alternatives sur une trajectoire économiquement crédible. Les cellules photovoltaïques semblent avoir la bonne idée de copier leurs cousins, les microprocesseurs, en suivant la loi de Moore (une baisse de moitié du prix tous les deux ans). Les progrès en matière de stockage et de batteries vont dans le même sens.

Il faut prendre enfin la mesure du phénomène « schiste »  : qu’on l’aime ou pas, il s’est installé durablement dans le paysage, en particulier aux Etats-Unis. Avec un coût d’investissement initial très faible et des progrès constants dans les techniques d’exploitation qui le mettent en concurrence directe avec certains puits d’exploitation dans les pays du Golfe, le schiste a changé la structure du marché à l’échelle mondiale. Au total, face au risque d’un moyen terme qui dépendra moins du pétrole, il devient sage de solder un produit qui risque de passer de mode. Et de le faire d’autant plus tôt que la concurrence devient plus vive.

Cette braderie a cependant des coûts énormes. Politique d’abord, pour les pays qui se sont développés autour de la rente pétrolière  : on commence à en mesurer les conséquences géopolitiques, qui poussent certains pays producteurs, affolés par les conséquences de cette chute sur leurs budgets et leurs équilibres sociaux, à des tentatives improbables de faire revivre le cartel. Environnemental et social ensuite. Certes, la chute du prix du pétrole conduit à réallouer le capital vers d’autres secteurs d’activité (les acteurs de l’exploitation pétrolière ont annulé 400  milliards de dollars de projets en  2015). Mais la meilleure aide au développement des énergies renouvelables reste un prix élevé des énergies fossiles  : la faiblesse du prix joue aussi contre la  »  décarbonation   » de nos économies. Le prix de marché sous-estime toujours le coût social du carbone rejeté dans l’atmosphère, mais cet écart est plus dramatique aujourd’hui. D’autant plus que les énergies fossiles continuent d’être fortement subventionnées (à hauteur de 550  milliards de dollars, estimait l’Agence internationale de l’énergie en 2013, alors que les subventions aux énergies renouvelables ne représentent que 100  milliards). C’est tout le programme de la COP21 que menacent ces soldes pétroliers.

D’où l’urgence à supprimer les subventions aux énergies fossiles et à mettre en place une tarification du carbone. Ces deux décisions aideraient à restaurer le bon équilibre. Elles acteraient la disparition de la rente pétrolière et autoréaliseraient la prédiction des Saoudiens par un coup de pouce apporté aux énergies de substitution. Surtout, elles laisseraient enfin les puits de pétrole être ce qu’ils doivent être  : des puits de carbone, à laisser sous le sol.