L’entreprise a deux moyens de remonter du cash à ses actionnaires : elle leur verse un dividende, le mode le plus courant ; ou elle leur rachète une partie des actions qu’ils détiennent. L’offre toute récente de rachat d’actions de Bouygues par OPRA (pour offre publique de rachat) pour un montant de 1,25 Md€ avec une prime de 30 % sur le dernier cours coté avant annonce, est l’occasion de revisiter cette deuxième façon de procéder. Pour le lecteur intéressé, une version plus longue de ce post est disponible auprès de l’auteur.

 

Les deux méthodes sont (à peu près) équivalentes

1- Financièrement d’abord. L’essentiel, c’est le cash qui se retrouve à la fin dans les mains des actionnaires. Si les fonds propres valent 100 M€ avant versement du cash (pour un million de titres à 100 € l’action), et que l’entreprise remonte un montant de 20 M€ à ses actionnaires, elle aura accru sa dette au bilan de 20 M€ et réduit ses fonds propres de 20 M€. Même chose pour les actionnaires : ils détenaient avant l’opération un patrimoine de 100 M€ en titres de l’entreprise ; ils détiennent dans les deux cas après opération 80 M€ de titres et 20 M€ de cash. (Pas tout à fait, pour être précis : la valeur de l’entreprise peut bouger en raison de la hausse de son levier d’endettement, mais ces effets jouent de façon identique pour dividende et rachats d’action.)

2- Du point de vue de la flexibilité dans l’usage. Le rachat d’actions peut être exécuté à tout moment par l’entreprise. Il en va presque de même pour la distribution de dividende.

3- Le rachat d’action est souvent utilisé comme instrument par un groupe d’actionnaires, en général de contrôle ou de référence, pour accroître sa part du capital. C’est ainsi que la famille Bouygues et probablement les salariés de Bouygues SA (qui au total détiennent près de 38 % du capital de la société) verraient augmenter leur part au capital d’un peu plus de 6 points de pourcentage, la portant à 44,1 %, à condition, c’est tout l’enjeu de l’opération, que tous les autres actionnaires viennent à l’offre.

On oublie trop que l’instrument du versement du dividende permet de réaliser la même « relution politique ». Il suffit pour cela de distribuer un dividende en action, avec une option cash pour les actionnaires qui le veulent, l’actionnaire de référence s’abstenant de retenir l’option cash (il est moins commode par contre d’introduire une prime sur l’option cash, comme pour l’OPRA). Les deux instruments sont donc largement substituables (les familles Peugeot – pour la gestion de son contrôle de PSA – et Bouygues en ont alternativement usé).

 

Il y a quand même certaines différences

1- L’illusion d’optique du bénéfice par action d’abord. Pour faire simple, la distribution du dividende fait baisser le cours boursier tandis que le rachat d’action réduit le nombre d’actions. Mais à l’équilibre, la capitalisation reste identique, si on contrôle tous les autres facteurs qui jouent sur les cours boursiers.

Dans notre exemple, le versement du dividende de 20 M€ fera baisser la valeur boursière et le cours boursier de 20 %. Le rachat d’actions pour le même montant fera baisser la valeur boursière et le nombre d’actions de 20 %.

Une société saine qui remonte sa trésorerie à l’actionnaire sous forme de dividende aura donc un cours boursier qui évoluera « en toit d’usine », le cours enregistrant une baisse à chaque distribution ; celle qui le remonte en rachetant ses actions aura un cours habituellement croissant, mais avec un nombre de titres qui se réduit à chaque remontée de cash.

Le niveau de profit post-remontée est le même dans les deux cas, à savoir le profit moins le coût financier du surcroît de dette. Le ratio P/E également. Par contre, la réduction du nombre de titres dans le cas du rachat d’actions fait croître le bénéfice par action (ou BPA) relativement à la solution dividendes.

En Bourse, tout est affaire d’anticipations et d’interprétations. Il se peut donc qu’il y ait des réactions différentes du marché aux deux modes de remontée. Certains disent que la croissance du bénéfice par action accroît les mouvements d’achat et fait monter le cours. D’autres, qu’un rachat d’actions est en soi-même une demande accrue des actions et fait monter le cours (un vrai sophisme !); d’autres enfin qu’il est préférable d’éviter que le cours de l’action accuse à la baisse la distribution de dividende, les actionnaires ayant l’illusion monétaire de préférer un cours haut (avec moins d’actions en mains) à un cours plus bas (avec davantage d’actions). La recherche en finance identifie de telles différences sur le court terme. Mais elle n’arrive pas à les mettre en évidence sur une durée longue. Ce résultat de neutralité est assez normal. Après tout, c’est le même type d’illusion qu’a celui qui pense que le dollar est une monnaie plus forte que le yen, parce qu’il faut 77 yens pour acheter un dollar.

Malheureusement, les analystes boursiers, dont le rôle est aussi d’éviter au grand public les illusions d’optique, ne corrigent pas le BPA du nombre de titres en réduction, alors qu’ils le font pour les divisions du nominal de cours ou pour les émissions de titres financiers (options ou obligations convertibles).

Le communiqué émis par Bouygues pour son OPRA indique correctement que l’offre donne une liquidité aux actionnaires. Mais il participe de l’illusion du bénéfice par action (décrit plus haut) quand il indique : « Elle devrait en effet être fortement relutive sur le bénéfice net par action (environ 11 % sur le BPA avec une hypothèse d’apport de 100 % des actions visées). » L’Autorité des marchés financiers devrait surveiller ce type de rédaction.

2- Une autre différence notable tient à la fiscalité ou à la présence de certains contrats financiers qui prennent mal en compte le mouvement de cours quand le nombre d’actions se réduit.

En général, le Code des impôts ne traite pas de façon identique le versement de dividendes (soumis à l’impôt sur le revenu) et le rachat d’action (relevant, lui, le plus souvent de l’impôt sur les plus-values). De même, le fait que le cours boursier ne décroche pas à la baisse quand on choisit le rachat d’actions est sympathique pour qui détient des stock-options, quand celles-ci ne contiennent pas de clause anti-dilution. Rien d’étonnant que le management préfère ce mode de versement du dividende. Quand vous voyez un rachat d’actions, cherchez les stock-options ! Vous ne vous trompez que rarement, surtout aux États-Unis.

3- Dernière différence, le rachat d’action ou OPRA est une opération boursière publique qui coûte en frais de banquiers et d’évaluateurs. Quand on utilise l’instrument à des fins de relution de son contrôle, il est choquant que ce soit la société qui en assume les frais.

 

Rachat d’actions et équité pour les actionnaires

On discute beaucoup de l’équité du prix dans les opérations de rachat d’actions, mais jamais quand l’entreprise distribue un dividende. C’est curieux, sachant que les deux instruments sont globalement équivalents. Pourquoi ?

Supposons d’abord que tous les actionnaires répondent unanimement à l’OPRA, ce qui signifie que chacun apporte la même proportion de titres. En d’autres termes, il n’y a pas de changement dans la composition du capital entre actionnaires. On montre aisément que le prix de l’offre de rachat est neutre sur la valeur pour l’actionnaire, contrairement à un autre sophisme financier, celui qui veut qu’une offre de rachat à un cours « trop élevé » détruise de la valeur et donc nuise aux actionnaires. Voir sur ce sophisme le coup de colère mal placé de Richard Lambert, l’ancien responsable du Medef britannique, dans le Financial Times du 22/08/11 « Buy-backs are often doomed to destroy value ».

Si dans notre exemple, l’entreprise fait le rachat non pas au prix courant de l’action, mais avec une prime de 100 %, c’est-à-dire en doublant le prix d’offre – à 200 € dans notre exemple –, il lui faudra racheter deux fois moins d’actions pour remonter les 20 M€. À l’équilibre, les actionnaires continuent de détenir post-opération une valeur de 80 M€ de titres de l’entreprise et 20 M€ de cash. La capitalisation boursière (à l’équilibre) baisse de 20 %, partagée entre une baisse de 10 % du nombre de titres et de 10 % (plus précisément 11 %) du cours de Bourse à 89 €.

Tout ce raisonnement omet les cas d’illusion monétaire et bien sûr les informations exogènes qui peuvent arriver postérieurement à l’annonce de l’OPRA et qui peuvent changer l’appréciation par le marché de la valeur de la société. L’OPRA Bouygues a probablement été l’occasion pour le marché de mieux s’informer sur la société et de s’apercevoir de certains fondamentaux négligés. Il y a un aspect de communication publique à ne pas négliger.

 

Les effets redistributifs des rachats d’action

Les raisonnements précédents s’altèrent à la marge quand les actionnaires ne répondent pas tous au même niveau à l’offre. Imaginons dans notre exemple qu’un bloc d’actionnaires représentant 40 % du capital, soit 40 M€ de patrimoine titres, annonce ne pas venir à l’offre et que les 60 % restants apportent au contraire le maximum de titres. Qui gagne ? Qui perd ?

On montre en pratique qu’en cas de prime à l’offre, les actionnaires qui restent perdent patrimonialement au profit de ceux qui partent. La décote que subissent les premiers est une mesure du prix qu’ils donnent à leur pouvoir. Les salariés qui vont voter sur leur réponse à l’OPRA de Bouygues doivent prendre cela en compte.

Prenons l’exemple d’une offre à nouveau à 200 € avec une prime de 100 %. Le nombre de titres achetés, toujours avec un succès de 100 %, n’est plus que de 100 000 et la relution du bloc est limitée à 400 000 sur 900 000 = 44,4 % du capital. Le cours d’équilibre post-opération s’établit à nouveau comme dans le cas précédent à 89 €. La différence est que les actionnaires qui ne font pas partie du bloc sont moins restreints à la vente. Ils peuvent vendre 100 000 sur les 600 000 qu’ils détiennent, soit 1 pour 6 au lieu de 1 pour 10. Le cours post-annonce va donc s’établir à une moyenne de une action vendue à 200 € et 6 actions demeurant à 89 €, soit près de 105 € et non 100 € comme dans le cas avec une prime de rachat nulle. Le cours d’équilibre monte suite à l’annonce et va baisser suite à l’opération.

Le bloc initiateur ne doit pas faire une offre trop basse s’il veut que les autres actionnaires viennent à l’offre ; pas trop haute s’il ne veut pas payer trop cher sa relution politique au capital.

Dans le cas de l’OPRA Bouygues, le cours post-opération devrait marquer une baisse de 3,9 % toutes choses égales par ailleurs, en supposant que l’offre soit souscrite à 100 %. Le cours post-annonce (en supposant que les salariés suivent la famille Bouygues) devrait montrer une hausse à l’équilibre de 2,4 % et non une baisse, avant de converger vers -3,9 %.

Pourtant le cours post-annonce a bondi de 15,9 % initialement. Il reste, au 16 septembre, à 25,275 € (ce qui réduit la prime de l’OPRA à 19 %). Il se peut qu’il y ait de l’illusion monétaire. Il se peut aussi que le marché, à l’occasion de cette offre, prenne conscience du potentiel de l’entreprise, en dépit de la panique boursière du mois d’août. Mais si la surcote devait se prolonger, il deviendrait intéressant de vendre l’action Bouygues avant le terme de l’offre, et de la racheter ensuite.