Réguler ou banaliser les agences de notation ?
Et si la meilleure façon de réguler les agences de notation consistait à les faire rentrer dans le droit commun ? De réduire le privilège exorbitant que les marchés – et les régulateurs – leur ont conféré, celui de jouer la fonction d’oracle disant le bien et le mal sur les marchés de la dette ?
Les agences rendent traditionnellement un double service d’information (elles permettent de créer la confiance chez l’investisseur) et de surveillance (elles forcent les dirigeants d’entreprise à se soucier de la qualité de leur dette et non plus de la seule valeur actionnariale). Cette combinaison apporte un réel progrès sur les marchés financiers et est à la base de leur immense succès. C’est là qu’un risque nouveau apparaît.
En effet, par leur omniprésence, les agences acquièrent une tout autre dimension. Plus que de simples diffuseurs d’information, elles aident à fabriquer l’opinion sur un titre financier, sur une entreprise ou sur une gestion de dette publique. Elles polarisent les anticipations sur une référence unique, la note de solvabilité, qui devient une convention, un repère dominant, à l’exclusion souvent de tous les autres ; avec parfois une capacité à s’auto-réaliser, à donner le « la » sur les marchés. Le rôle des agences peut devenir dans ce cas déstabilisant pour l’entreprise ou l’État émetteur, surtout dans les moments difficiles où leur financement est en jeu. La Grèce en a fait l’expérience.
La position d’oligopole des agences joue à l’évidence un rôle. Mais les agences sont loin d’être les seules responsables de cette place exagérée. La généralisation du « calage » de multiples contrats ou réglementations sur les notes d’agence (dans les contrats de dettes, dans les règles internes de gestion de portefeuille…) renforce l’effet de focalisation. Les régulateurs poussent aussi à la généralisation de l’usage des notations. Historiquement, c’est la Réserve fédérale américaine, dans les années 30, qui a assuré leur vrai décollage, en exigeant des banques qu’elles placent leurs fonds dans des actifs sûrs, et donc notés par des agences dûment enregistrées. Ils amplifient la chose aujourd’hui, par exemple en conférant aux notes d’agence un rôle important dans le calcul des besoins en fonds propres des banques. La BCE a commis une bévue (elle s’est ravisée depuis) en exigeant une bonne note d’agence pour admettre les titres d’État à l’escompte dans le cadre de sa politique monétaire. Cela a contribué à déstabiliser la dette grecque.
Cette hégémonie des agences résulte enfin de la démission d’acteurs importants dans la « chaîne de confiance » qui entoure l’entreprise : commissaires aux comptes, conseils d’administration ou les banques. Ces dernières ont sous-investi pendant deux décennies dans la recherche-crédit pour compte propre, en privilégiant leur fonction d’intermédiaire et s’en remettant exagérément aux agences. Du coup, celles-ci deviennent des dépositaires exclusifs de la confiance, exonérant les autres intervenants d’un jugement propre.
C’est d’autant plus regrettable que la notation est loin d’être une science exacte. Sans parler de la notation défectueuse des véhicules de titrisation, une cause plus grave encore de la crise financière a été la gigantesque erreur d’appréciation sur la solidité du système bancaire d’avant la crise. Il jouissait de notes extrêmement bonnes alors qu’une analyse conduite plus professionnellement aurait montré que les banques étaient en majorité aussi endettées que des hedge funds, sans forcément d’ailleurs avoir leur qualité de gestion et de maîtrise des risques.
C’est dans ce contexte qu’il faut s’interroger sur la bonne régulation des agences. Le courant dominant, renforcé depuis la crise financière, cherche à contrôler toujours et davantage. Dans trois directions : accroître la venue de nouveaux entrants, objectif ambitieux sachant le retranchement des trois acteurs en place ; limiter leurs conflits d’intérêt ; et accroître la transparence et la rigueur de leur process. Ainsi la SEC, autorité de surveillance des marchés financiers, a élargi de 4 à 10 le nombre des agences officiellement autorisées à exercer. Elle a interdit qu’une agence puisse noter un véhicule de titrisation qu’elle a aidé à structurer. Elle oblige les agences à mettre à disposition du public leurs méthodologies. La réglementation européenne a suivi.
Mais on touche ici au paradoxe de la régulation, dans le lien toujours complexe entre ses champs prudentiel et concurrentiel : accroître les contraintes réglementaires sur un secteur, c’est faire monter les coûts d’entrée, réduire l’innovation et renforcer la visibilité et le prestige des seules agences qui auront reçu l’adoubement du régulateur.
Quelle autre voie alors ? Un mouvement s’esquisse qui plaide pour ôter tout signe distinctif aux agences, d’en faire des sociétés d’étude et d’analyse crédit comme d’autres, vivant au milieu d’un écosystème de production d’information de solvabilité.
Première mesure, proscrire la référence à des notes d’agence dans les contrats de prêts bancaires ou obligataires : c’est à la banque ou à l’investisseur professionnel de faire son travail d’analyse crédit, sans s’en décharger sur un agent externe.
Il faut supprimer aussi l’avantage, moins naturel qu’il y paraît, qu’ont les agences dans l’accès à l’information sur les entreprises cotées. Elles visitent aujourd’hui l’entreprise avec des listes de documents internes à fournir, sans pour autant être soumises au fair disclosure, règle boursière initialement promue par la SEC mais désormais d’application universelle, par laquelle toute information initiée donnée à un agent privée doit immédiatement être donnée à l’ensemble du marché. Les analystes financiers ou les équipes de recherche crédit des banques en sont exclus. Il est sain que les agences aient plutôt plus que moins d’informations quand elles livrent leur diagnostic. Il est malsain qu’un privilège leur permette de pouvoir se targuer, légitimement, d’être les mieux informées du marché. Leur notation devient la seule crédible, et donc à terme hégémonique.
On objectera que cette règle égalitaire est pénalisante pour les marchés si les entreprises devaient ainsi devenir moins transparentes. Mais ce danger se réduit désormais avec la mise en place de normes comptables qui étendent considérablement le champ de la communication financière. Là est la bonne approche : si une information devait manquer au marché pour bien juger de l’entreprise, ce n’est pas à un agent mis en position de monopole d’aller la chercher, c’est au régulateur comptable ou financier d’en imposer le rendu-public.
Troisième mesure, ôter de la réglementation, surtout de celle des banques, toute référence à des notes venues d’agences agréées. Si la BCE veut pouvoir juger de la qualité des papiers qu’elle prend en dépôt, qu’elle le fasse elle-même, et donc qu’elle dispose de son bureau d’analyse crédit (ce qui l’oblige à gérer les effets d’annonce, mais lui donne paradoxalement d’autres canaux de mise de œuvre de sa politique monétaire).
Dernière piste, qui généralise la proposition précédente à l’ensemble de l’industrie de la gestion d’actifs : au-delà d’une certaine taille, les fonds d’investissement, les SICAV et OPCVM seraient tenus de disposer d’équipes de recherche in situ, et de recourir à des prestataires externes dans le cas inverse. Et proscrire les règles d’investissement indiquant nommément le nom d’agences connues pour l’éligibilité de titres financiers dans leur contrat de gestion. Comment ne pas être frappé par le contraste entre le monde de l’action et celui des obligations ? Il n’y a pas de notes d’agence à caractère officiel pour les actions Saint-Gobain ou Apple. Pourquoi en faudrait-il pour les obligations Saint-Gobain ou Apple ?
Ces mesures auraient pour effet de distribuer plus égalitairement l’information, d’accroître la production primaire de recherche sur le crédit et de réduire les rentes de position. Si elles devaient être mise en œuvre, si la frontière entre agence de notation et simple bureau d’analyse crédit devait disparaître, la très forte rentabilité des agences pourrait en souffrir. C’est peut-être le prix à payer pour un meilleur fonctionnement des marchés financiers.
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