En matière de politique économique, on cherche toujours des expériences pures, celles dont on peut facilement tirer des conclusions. C’est le cas du Chili, qui a organisé la couverture du risque vieillesse en recourant quasi exclusivement à des fonds de pension privés, selon un système de capitalisation à cotisations définies. En ces périodes de réforme du financement de la retraite dans de nombreux pays, il est intéressant d’en examiner les propriétés.

Le système chilien a une origine historique précise, à savoir la complète désorganisation qui prévalait avant la réforme de 1981, au travers d’une kyrielle de petites caisses de répartition à prestations définies. Or une caisse de répartition de taille réduite, par exemple celle d’une branche professionnelle, est soumise à un fort risque démographique si le hasard industriel réduit le nombre des salariés cotisants. L’État est alors appelé à l’aide parce qu’on ne peut pas laisser tomber les futurs retraités. En période de « vache grasse » à l’inverse, les gérants du système distribuent avec largesse, ce qui prépare les difficultés du futur. En ce sens et pour une bonne gestion du risque, un système de répartition requiert la base de cotisants la plus large possible : il faut un « régime général », fusionnant les multiples caisses sous la houlette de l’État, ce qui, on en convient, n’était pas dans la tête des Chicago boys entourant Pinochet. Pour la petite histoire, le gouvernement militaire n’a préservé le régime de répartition que pour les personnels de l’armée, qui jouissent aujourd’hui de conditions de retraite assez jalousées du reste des salariés chiliens.

Le Chili a donc retenu un transfert de ressources à travers le temps, via l’épargne et les marchés financiers, plutôt que de façon instantanée entre actifs et inactifs du temps présent. Il y avait là un certain pari, puisque les marchés financiers étaient embryonnaires à l’époque dans le pays. À ce titre, le pari a été en partie gagné, avec l’émergence d’une industrie de l’épargne parmi les plus fortes d’Amérique latine. On va en voir les contraintes.

Le Chili a fait cette réforme en mélangeant approche dirigiste (une cotisation obligatoire de 10% du salaire brut) et approche libérale, à savoir un système purement individualisé où le retraité touche, versé en annuités calculées sur la base d’une espérance de vie moyenne, le résultat final de sa seule épargne personnelle au titre du 10%.)[1] Ainsi, tout peso cotisé donne les mêmes droits à retraite. Le système est pleinement financé, sans risque de déficit ou d’excédent technique. Il est censé être mis en « autopilote ».

Pour ce motif, les organisations internationales, Banque mondiale et FMI en premier lieu, ont félicité le Chili pour la hardiesse de sa réforme. Les délégations de nombreux pays ont fait le pèlerinage à Santiago pour en appliquer la recette chez eux. Les gouvernements successifs se sont bercés de cette douce musique et endormis, alors que les embûches s’annonçaient.

 

Des retraités pauvres

Certaines difficultés sont spécifiques, d’autres sont communes à la plupart des systèmes de retraite de par le monde. Comme partout, les taux d’intérêt sur le capital n’ont fait que baisser depuis une trentaine d’années. Le taux réel sur emprunt d’État chilien est lui aussi proche de 0% et la tendance est là pour durer. De même, la démographie s’approche rapidement du modèle européen en termes de natalité et d’espérance de vie, sans pourtant que le taux de cotisation de 10% ait changé (il est près du double en Europe). Au total, le réveil est douloureux pour le nouveau retraité chilien qui partageait l’illusion d’un système optimal : il voit, près de 40 ans après la réforme et alors qu’il a cotisé tout du long, la médiocrité de la pension qu’il reçoit (de l’ordre de 250 € par mois en moyenne dans le pays).

Cela illustre l’illusion d’un système en autopilote. Il faut toujours ajuster certains paramètres, dont le taux de cotisation ou l’âge de la retraite (65 ans pour les hommes, 60 ans pour les femmes au Chili). Le gouvernement de centre-droit de M. Piñera ne souhaite pas faire évoluer l’âge de départ en retraite et privilégie aujourd’hui le passage de 10 à 14% du taux de cotisation.

Deuxième sujet, le système de retraite est démuni de tout élément de solidarité interne, ce qui est extrêmement brutal. On oublie la personne qui est restée un temps sans travail ou malade, on oublie la femme qui a élevé ses jeunes enfants, on ne prend pas en compte la pénibilité, etc.

Le système prévoit sur ces deux points un « pilier solidaire » sous la forme d’une pension de base pour les gens démunis, une sorte de voiture balai comme l’est le « minimum vieillesse » en France. La réforme en cours veut accroître ce filet. Mais une telle solidarité n’est, par définition, orientée que sur les personnes démunies, soit au Chili sur les déciles 1 à 3 dans la répartition des revenus. Elle ignore la classe moyenne et laisse beaucoup de gens insatisfaits.

Que faire ?

Il n’est pas aisé en capitalisation d’inscrire certains mécanismes de solidarité dans le calcul des pensions. Il faudrait renoncer au principe « un peso cotisé porte les mêmes droits à retraite ». (Le lecteur notera que ce débat concerne également la réforme annoncée des retraites en France, qui resterait par répartition, mais retenant le principe d’une retraite basée sur les contributions individuelles.) Et, sachant l’inertie d’un système par capitalisation, on ne règle pas dans l’immédiat par une hausse de taux la question de ces gens qui très bientôt toucheront des pensions médiocres, une sorte de « génération perdue ». C’est pourquoi certains militent pour l’introduction d’un pilier de répartition sur base d’années de cotisation, à la française. En effet, c’est bien historiquement par arrivée d’une génération perdue (en Europe après la guerre, ou aux États-Unis après la Grande Dépression) que les systèmes de répartition ont été généralisés : il fallait, par ponction sur les actifs du moment, verser dès aujourd’hui du revenu aux personnes plus âgées. On devine, dans un Chili très imprégné encore de sa volte-face néolibérale des années 70, le tir de barrage que suscite cette option.

Des fonds de pension fortement décriés

Le dernier point concerne la gestion de l’épargne accumulée par les salariés. Elle est faite par des institutions privées, les AFP, au nombre de six et bientôt sept, mises en concurrence pour attirer, par leur bonne gestion, l’épargne (obligatoire) des salariés. C’est cet aspect du système de retraite qui attire le plus d’oppositions politiques. Le slogan « No + AFP » (on ne veut plus des AFP) a réuni il y a deux ans des centaines de milliers de gens dans les rues de Santiago. La gestion des AFP est jugée, largement à raison, dispendieuse, ce qui fait que la rue leur met sur le dos, cette fois-ci largement à tort, tous les défauts du système.

Côté gestion des actifs d’abord, il faut prendre conscience d’une certaine illusion de la concurrence. Les encours à gérer sont, à l’échelle du pays, gigantesques, soit 180 Md$ ou 85% du PIB. Or, dans un Chili faisant encore partie des pays émergents, il n’y a pas sur le marché financier du pays 180 Md$ d’actifs financiers mobilisables. Il y a peu d’entreprises cotées et l’État chilien, grâce à la manne du cuivre, est relativement peu endetté. Cela a deux conséquences : d’abord, toutes les AFP ont à peu près, par force mais aussi par mimétisme naturel, les mêmes titres financiers en portefeuille. Les performances sur longue période de chacun des fonds sont étonnamment similaires, alors que les coûts de gestion ne profitent pas de l’effet de masse qu’aurait un seul gérant, sous la responsabilité ou non de l’État. La performance financière de la capitalisation est pour chacune des AFP la performance moyenne du marché boursier, moins le coût de fonctionnement du système. Ensuite, par carence de titres financiers locaux, l’épargne doit se placer massivement à l’étranger, pour plus de 40% des encours. Outre les risques de change générés sur la valeur des retraites, on peut s’étonner qu’un pays à revenu intermédiaire emploie à ce point l’épargne collective de ses salariés pour financer la croissance des pays étrangers.

L’illusion va plus loin. La concurrence assez forte entre les sept AFP ne fait pas baisser les coûts. Au contraire, elles les accroît. Pourquoi cela ? Il est connu en économie industrielle que certains secteurs d’activité, le secteur financier tout particulièrement, rentrent davantage en concurrence par les efforts commerciaux pour gagner des parts de marché (par définition borné à l’encours d’épargne sous gestion) qu’en abaissant les prix, c’est-à-dire les commissions perçues. Une des plus grandes AFP de la place, Capital, comptait en 2017 un effectif de 1443 personnes, mais seulement 23 gérants. Autrement dit, les coûts de gestion sont très élevés, d’autant qu’on connait ici, à échelle du Chili, le syndrome Wall Street qui assure des salaires copieux à tous ces gestionnaires. Ce sont ces coûts élevés qui justifient des commissions qui ne baissent pas. Elles représentent aujourd’hui de l’ordre de 0,4% du PIB et de 0,5% des fonds gérés, avec une rentabilité très forte pour les AFP gestionnaires. C’est cela que le public voit et dénonce.

Dans la réforme en discussion au parlement, le gouvernement ne souhaite pas remettre en cause les AFP, qui ont bâti pour l’occasion un lobby puissant. La seule concession qu’il est en passe de faire à l’opposition consiste à créer une « AFP publique », qui gèrerait les 4% supplémentaires de cotisation, une huitième AFP par conséquent. On voit mal comment cette nouvelle entité irait beaucoup changer les règles du jeu.

Voici donc une réforme à la fois nécessaire et bien difficile à conduire.

 

[1] Le détenteur du compte peut convertir cette pension en rente à vie en s’adressant à une compagnie d’assurance-vie privée, mais celles-ci, notamment avec la baisse des taux d’intérêt, sont très chères On s’aperçoit ici de la force d’un système de type régime général universel : c’est le seul moyen de fournir des assurances-vie à coût modéré. Par ailleurs, sujet intéressant, le pensionné est « propriétaire » de son épargne accumulée. Pourquoi n’aurait-il pas droit à tout recevoir en capital ? La loi l’interdit, mais un cas vient d’être introduit devant le Tribunal constitutionnel.

 

Cet article a été initialement publié par Telos le 12 octobre 2019. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.