D’excellents livres, dont le très efficace « En finir avec le nucléaire : pourquoi et comment » Benjamin Dessus et Bernard Laponche, Le Seuil, octobre 2011, paraissent en ce moment. Ils expliquent comment il est à la fois raisonnable et possible de sortir du nucléaire. Mais ils laissent de côté deux arguments qui jouent en faveur d’un développement contrôlé du nucléaire.

 

1- Sortir du nucléaire ou du risque nucléaire ?

Le premier ne nie nullement que le nucléaire présente de forts risques « catastrophiques » (probabilité faible, coût gigantesque). Mais il fait valoir que s’il est possible de sortir du « nucléaire », il s’avère moins facile de sortir du « risque nucléaire ». En clair, il fallait faire le choix avant d’y rentrer ; c’est trop tard à présent, la seule voie raisonnable est d’avancer.

Plus précisément, la planète est maintenant meublée de près de 498 centrales nucléaires actives, en construction ou en faux sommeil, un million de tonnes de déchets nucléaires rien qu’en France, et de l’ordre de 27.000 têtes nucléaires, sans compter celles conservées dans des conditions douteuses. Dès l’annonce majoritaire d’une sortie du nucléaire, les entreprises les plus dynamiques, les laboratoires de recherche les plus performants, les mises de fonds les plus importantes se détourneront de cette industrie, qui ne sera plus considérée comme une industrie de progrès. Les ingénieurs et scientifiques les plus performants iront à la recherche de nouvelles frontières, quittant une industrie du passé, controversée voire jugée dégradante. Certains disent que c’est déjà le cas pour les ingénieurs français. Il pourra naître une industrie active du démantèlement et du déconditionnement, mais ce ne sera qu’une industrie ancillaire, certainement pas à la pointe de la technologie. Le risque est la négligence et l’abandon. Ce risque est plus grand que celui de poursuivre l’investissement et la recherche dans le nucléaire civil.

Ce qu’il faut à présent, peut-être pour notre malheur (mais on troque ici un malheur certain pour un malheur probable), c’est la « fuite en avant », mais une fuite contrôlée, raisonnée, reposant sur des investissements massifs pour mieux domestiquer cette source d’énergie et lui donner un degré de fiabilité acceptable, un déconditionnement à coût économique, une gestion efficace de ses déchets, etc.

C’est le retour, encore et toujours, de notre bon vieux Prométhée, comme à chaque grande découverte technologique. Elles créent des sauts en avant, des bonds dans l’inconnu, qui changent la façon même dont le système fonctionne. L’agriculture fut de ces inventions technologiques de rupture : elle apportait une hausse de la productivité des sols, en même temps que la salinisation et la désertification (sans qu’elle ait pu réduire aussi, pendant de nombreux millénaires, la pression démographique). La « fuite en avant » a consisté dans le progrès des connaissances, en l’occurrence des techniques culturales, dans une course perpétuellement renouvelée. La découverte des antibiotiques a fait faire un pas de géant à la médecine, avant qu’on s’aperçoive qu’elle ne faisait que déplacer la ligne de front dans la pathogénèse. Il n’y a que deux réponses au risque nucléaire : ne pas y mettre un ongle de doigt de pied ; ou bien, si on l’a mis, y persévérer. Il en va ainsi des autres grands domaines de la « technique », ce lien torturé que l’homme entretient avec la nature depuis l’invention du premier outil. (On voit poindre ce type de dilemme avec le développement à toute allure de la biologie, belle et dangereuse discipline.) Par chance, sur cette seconde route, les ressources en connaissance humaine semblent encore loin d’être épuisées.

Ce « fatalisme optimiste » ne contredit pas le choix politique de limiter l’exposition de chaque pays à l’énergie nucléaire. Il est probablement déraisonnable que 80 % de l’énergie électrique d’un pays provienne d’une unique source technique, le nucléaire en l’occurrence. Parce que le risque est de nature systémique : qu’en serait-il si on s’apercevait d’une faille technique transversale dans la technologie employée par les centrales nucléaires du dit pays ? Il faudrait d’un coup arrêter ou réparer l’ensemble du parc. Comme en assurance, la diversification des technologies retenues et des sources énergétiques exploitées est une gestion raisonnable du risque.

 

2- Le nucléaire, une école de gouvernance mondiale ?

L’horreur d’un possible accident nucléaire est aussi une sorte de chance : on fera tout pour l’éviter (avec la réserve précédente). Il s’agit d’un risque planétaire, qui dépasse les petites frontières des États, comme l’ont montré les accidents de Tchernobyl et de Fukushima. Se mettent en place inévitablement des formes de coopération internationale, au moment des secours ou du déconditionnement, mais surtout pour la prévention. Progresse ainsi rapidement l’idée d’une autorité de contrôle supranationale, et donc la naissance d’un droit et d’une gouvernance qui dépassent le champ des États. En particulier, les agences de supervision, autrefois gardiennes jalouses des technologies nationales, acceptent maintenant des audits croisés et même l’idée de se voir substituer des agences internationales.

L’argument va ainsi : le nucléaire, parce qu’il nous met à la frontière de l’Armageddon, force à la collaboration des peuples. Il invente une régulation mondiale, peut-être à ce jour la seule crédible et efficace. On voit la difficulté à mettre en place de tels organes de gouvernance sur des risques moins palpables ou jugés aujourd’hui moins importants (le partage des eaux, la pollution, le réchauffement climatique, la finance et son caractère systémique…). On le voit par la difficulté à mettre en place des taxations « mondiales », telles que la taxe sur le CO2 ou sur le fuel maritime ou aérien. Il s’agit bien sûr d’une gouvernance technicienne, non démocratique, ce qui en limite le poids et la réputation, mais d’une gouvernance quand même.

Il est évident que l’investissement nucléaire se prête (ou se prêtait) facilement au risque de la course vers le bas : tel pays voudra se doter de centrales nucléaires (et y sera poussé par les industries nationales des grands pays et leurs gouvernements) sans présenter les garanties nécessaires à une bonne gouvernance ou à un environnement géopolitique sain. Il est normal qu’une supervision supranationale fasse le gendarme. Tel autre pays voudra retenir la technologie la moins chère, ou accueillir le constructeur faisant du dumping, pour économiser sur sa facture énergétique. Là aussi, le gendarme est nécessaire.

Avec une certaine dose d’optimisme naïvement placé, Fukushima permet d’accélérer la prise de conscience de zones immenses de solidarité croisée. Cela suppose des cadres politiques appropriés. Le risque nucléaire est une telle école de gouvernance mondiale, pour une planète qui ne cesse de rétrécir.

On peut objecter pour finir que les deux arguments semblent se contredire : si l’enjeu est réellement immense, on saura mettre en place (argument 2) une industrie multinationale du déconditionnement à la pointe de la technologie (contre l’argument 1). Néanmoins, je ne le crois pas, la raison étant qu’il est plus facile (et déjà très ambitieux) de mettre une supervision qu’une industrie multinationale, œuvrant dans le même sens. On le voit d’ailleurs aujourd’hui : l’Allemagne fera un choix antinucléaire ; la France continuera probablement dans sa voie pro-nucléaire. À l’échelle du mouchoir de poche qu’est l’Europe, cette contradiction est absurde : la décision française est de gré ou de force, du point de vue des risques, une décision allemande. La décision allemande, qui va entraîner le recours massif à des importations d’électricité ou de gaz et de pétrole, est implicitement une décision française.

François Meunier