La manifestation du 24 juin contre la réforme des retraites a été un indéniable succès, témoignant de l’attachement populaire à l’ « acquis social » de la retraite à 60 ans. On fera rebelote aujourd’hui. Je voyais un manifestant dire avec une passion extrême devant la caméra de TF1 : « Je fais grève parce que moi j’ai 58 ans, et on veut me forcer à travailler encore quatre ans ! Et ça veut dire que je vais empêcher pendant quatre ans un jeune de travailler à ma place ! C’est scandaleux. »

Revoilà l’argument du « partage du travail », celui dont les économistes n’arrivent jamais complètement à se débarrasser, identique en capacité de conviction immédiate à cet autre sophisme qui veut que la fermeture des frontières est une bonne solution au problème du chômage (la thèse du protectionnisme n’est d’ailleurs qu’une variante de l’argument du partage du travail, ou l’inverse). On avait vu cet argument à l’œuvre dans toute son efficacité au moment du débat sur les 35 heures. Quel est cet argument ? La demande de travail à tout instant est une quantité finie. Quand le viticulteur qui emploie des gens à la journée pour la vendange a fait le plein de l’embauche du jour, il ne pourra donner du travail à un malheureux dans la file devant lui qu’au détriment d’un travailleur déjà en place. Dit autrement, celui qui quitte la vigne permet à un autre d’être embauché : il rend un service à la collectivité, celui de libérer un poste de travail pour peut-être un plus nécessiteux. Il y aurait même, comme pour le manifestant interviewé, une dimension morale et un devoir citoyen à faire le choix du loisir ou d’une retraite prise plus jeune.

Il n’y a pas plus efficace pour y répondre que de le pousser à l’extrême, sans craindre un zeste de démagogie (le bla-bla économique doit suivre, mais n’est guère utile dans une discussion à chaud, je le dis par expérience !).

Si donc je travaille une année de plus au-delà de mes 60 ans, je prends une année de travail à un autre. De même, si je travaille la 36ème heure, je vole une heure de travail à un autre. Tout temps de travail donné à quelqu’un se fait au détriment d’un autre qu’il met au chômage pendant le temps donné au premier. Pour être logique, toute femme qui vient sur le marché du travail crée du chômage masculin (le taux d’activité féminine a été multiplié par deux depuis l’après-guerre). Renvoyer les femmes à la maison est donc une bonne mesure de lutte contre le chômage. Personne n’oserait dire cela aujourd’hui, mais c’était un argument souvent entendu au 19ème siècle, pour s’opposer au travail féminin. Allant un cran plus loin, disons que tout immigré qui passe les frontières prend du travail aux Français, argument contre lequel je suis sûr que le manifestant interviewé par TF1 se révolterait, avec la même passion et générosité. En clair, si les quotas par nombre, sexe ou origine ethnique ne sont pas pertinents, pourquoi les quotas par âge (en dehors des limites préservant la santé, la motivation au travail ou l’abus de position dominante de l’employeur) le seraient davantage ?

Les faits économiques ont toujours nié avec vigueur que le travail des femmes ou l’immigration créent du chômage : le retour des rapatriés d’Algérie en 1962-63 n’a occasionné qu’une bosse très temporaire dans la courbe du chômage, l’économie repartant de plus belle après. La venue des femmes sur le marché du travail a contribué depuis un siècle et demi à la forte croissance européenne. A l’inverse, les retraits quasiment obligés du marché du travail, sur un critère d’âge, n’ont jamais contribué à réduire le chômage sur la durée, peut-être même l’inverse. La mode était au traitement social du chômage depuis la fin des années 70 et a été poursuivi avec constance par les gouvernements de droite ou de gauche jusque dans les années 2000 : préretraites, plan de licenciement généreux pour les travailleurs seniors, etc., avant qu’on s’aperçoive de l’effet profondément pernicieux de telles mesures. La retraite à 60 ans, pour remonter à son origine, ne venait pas de l’argument du partage du travail ; elle restait idéologiquement dans l’esprit des Trente Glorieuses, celui du partage des fruits de la croissance (le programme commun de la gauche a été élaboré à compter de 1972). La mesure cherchait à remédier aux injustices nées d’une croissance économique rapide, qui, comme le montre la Chine aujourd’hui, se fait en laissant de côté les personnes âgées qui n’ont pu profiter de la manne économique. Quoi qu’il en soit, cette mesure emblématique a joué le rôle d’une expérience de laboratoire : une bonne part de la force de travail en France a quitté le marché du travail et… le chômage a continué à galoper. Bizarrerie de plus, le chômage des jeunes a vu son taux croître et devenir le plus élevé de tous les pays comparables à compter des années 80. Ce qui laisse penser que d’avoir rationné l’offre de travail des seniors par la loi sur la retraite de 1982, loin de stimuler l’offre de travail des plus jeunes, a malicieusement tout à la fois réduit l’offre des plus âgés et des plus jeunes. Accessoirement, la loi de 1982 restera le cas le plus typique d’une loi mal réfléchie : en matière de retraite, on est sur la durée ultra-longue. Comment se fait-il qu’on n’ait pas anticipé qu’à 20-30 ans de distance, un battement de cils en matière d’horizon de retraites, on aurait un déficit structurel des caisses de retraite ? On se serait évité un joli pathos à en être restés à 65 ans, en acceptant bien sûr les aménagements nécessaires, comme l’ont fait les autres grands pays européens, qui n’ont pas un âge de départ à la retraite beaucoup plus élevé que le nôtre.

L’argument du partage du travail n’indique pas quel est le temps ou la durée du travail optimale. Si la 36ème heure est une heure volée, pourquoi la 35ème ne le serait-elle pas aussi ? Et la 30ème (certains ont appelé de leurs vœux la semaine de trente heures) ? Même chose avec la 61ème année ? Pourquoi ne pas descendre à la retraite à 50 ans ? L’idée est absurde mais nous met sur la voie d’une question plus sérieuse : y aurait-il d’un point de vue économique une durée optimale du travail sur la vie ?

Sur la longue durée, la réponse est sans ambages négative : l’économie croît au rythme de sa quantité de travail plus les gains de productivité liés au progrès technique. Si davantage de capacité de travail est déployée, la richesse nationale sera plus grande. Il n’y a pas de quantité optimale du travail dans une économie, ceci dans les limites malthusiennes de ressources naturelles en quantité suffisante (à productivité donnée de ces ressources). Si la capacité de travail supplémentaire vient de personnes préalablement inactives plutôt que d’un afflux de population, la richesse nationale va croître et le revenu par tête s’élèvera. Par exemple, la France a une productivité du travail égale à celle des États-Unis, mais travaille 70 % du temps de travail des États-Unis, ceci largement en raison d’un choix accepté socialement. Ce choix politique prime, et une population a toute légitimité à le faire si elle est dûment et démocratiquement informée des conséquences, bonnes ou moins bonnes, de ce choix. Mais, résultat, le niveau de vie par tête de population est 70 % celui des Américains (niveau de vie qui, pour être honnête, prend très mal en compte le bénéfice retiré du loisir, d’un temps plus long consacré aux enfants, etc.).

L’argument du partage du travail prend aussi en compte qu’il y a un chômage involontaire, ce que personne, sauf certains économistes exotiques, ne peut nier. Mais ce fait ne suffit pas à valider l’argument, parce que cela revient à assimiler un chômeur et un chômeur, un travailleur et un travailleur, en niant la diversité des situations et des capacités de toute société. Quand quelqu’un prend ou garde un travail, au taux de salaire courant pour sa qualification, il déploie ces capacités originales et crée de la richesse. L’économie perd toujours à se voir limitée dans l’utilisation d’une ressource rare : si on vous propose et que vous acceptez de travailler une année de plus, au prix normal, c’est forcément bon pour l’économie. Vous créez de l’offre et de la demande, qui alimentent la croissance économique. La 61ème année travaillée apporte une contribution à l’économie (et donc à l’emploi) qui n’est pas nécessairement substituable à l’année travaillée d’un autre individu.

Ajoutons un argument conjoncturel utile dans la situation présente. Sachant l’état des finances publiques, la capacité de relance de l’économie à partir de la dépense publique est devenue très limitée. Ceci dans tous les pays développés, mais particulièrement en France. Les gouvernements sont donc à la recherche de solutions qui promeuvent la demande à coût budgétaire limité, si de telles solutions pouvaient exister. Or, il semble qu’allonger la durée d’activité en soit une : elle maintient le pouvoir d’achat élevé des seniors en entreprise (davantage que le jeune qui sera embauché à la place), et elle accroît les anticipations de revenu futur de ces personnes, les poussant à réduire leur taux d’épargne. Ceci en soulageant les finances des caisses de retraite. La combinaison vaut le coup d’être examinée.