Note de lecture : « Dilemma not Trilemma », intervention d’Hélène Rey à Jackson Hole, 2013

Hélène Rey, une économiste française, a présenté en 2013 un papier qui fait date. Elle l’a présenté devant l’aéropage des banquiers centraux du monde entier, réunis comme chaque année à Jackson Hole. Voir « Dilemma not Trilemma: The Global Financial Cycle and Monetary Policy Independence », Federal Reserve Bank of Kansas, 2013. Le papier traite bien sûr de finance internationale, mais certaines considérations font appel à la finance d’entreprise, sujet plus habituel à Vox-Fi.

La thèse : on présentait habituellement le système des taux de change flexibles comme la recette miracle. Un pays pouvait s’inscrire dans un monde ouvert où les capitaux circulent librement (et donc ramasser les avantages supposés de la mondialisation financière) tout conservant sa pleine autonomie en matière de politique économique et monétaire. Par exemple, selon la vision classique, si la FED hausse ses taux et devient restrictive dans la création monétaire aux États-Unis, il reste possible pour les banques centrales de l’UE ou du Japon de rester « accommodantes » en maintenant leurs politiques de taux bas. La variable d’ajustement est le taux de change – le dollar vis-à-vis de l’euro ou du yen –, qui va, dans l’exemple précis, s’apprécier par rapport aux deux autres devises.

Hélène Rey montre qu’il n’en va pas ainsi. Il y a empiriquement une forte corrélation entre les flux de capitaux et entre les prix d’actifs ; il y a de même un cycle de crédit global. De plus, ce cycle de crédit est fortement relié à la conjoncture monétaire et financière des grands centres financiers internationaux, à commencer par les États-Unis. Il est relié aussi à l’index VIX qui mesure la volatilité implicite du S&P500. Autrement dit, il est vain pour un pays périphérique de penser pouvoir s’isoler des décisions prises par la FED, même s’il adopte un taux de change complètement flexible. Ainsi, la politique de taux bas adopté par Greenspan aux États-Unis au début des années 2000 a inondé de crédit le reste du monde. L’ajustement par les taux de change n’a pas joué. C’est un peu comme si on en était restés à un système de taux de change fixes, cas où un boom du crédit dans un pays dominant se déverse dans les pays voisins. (Pour illustrer ce dernier point, le recyclage direct et indirect des excédents de balance courante allemands dans la zone euro – qui maintient par définition un taux de change fixe – a causé les booms meurtriers de l’immobilier en Espagne et en Irlande, une réalité que madame Merkel a du mal à reconnaître.)

Une question importante est de savoir pourquoi les variations de change ne sont pas suffisantes pour absorber les chocs qui adviennent dans le pays financièrement dominant, alors qu’elles s’effectuent avec des coûts de frottement infinitésimaux. Une raison possible, selon Rey, vient des grandes institutions financières internationales et notamment, dans la période de montée des tensions jusqu’à la crise financière de 2008, des grands acteurs européens du trade finance, dont BNPP et SocGen. Ces banques se sont massivement refinancées sur le marché monétaire en dollars aux États-Unis pour prêter dans le monde entier, et notamment en Europe (ce qui a aidé aussi à certaines bulles de crédit). Un carry trade classique. La politique de crédit facile conduite par la FED a été ainsi une politique de crédit facile pour le monde entier, quelles qu’aient été les conditions monétaires dans les autres grands pays.

Pour un banquier central « orthodoxe », cette corrélation mise en évidence arrive comme un cafard dans le potage familial. Pour être précis, sa doctrine reposait sur le triangle d’impossibilité (ou trilemme) de Mundell, qui dit qu’il est impossible d’avoir simultanément une politique monétaire indépendante, des taux de change librement fixés sur le marché et une complète ouverture aux flux de capitaux. (Par exemple, si le pays fixe son taux d’intérêt à

travers sa politique monétaire et souhaite piloter son taux de change, l’équilibre se fera forcément par des sorties ou des entrées de capitaux. Même raisonnement pour les variables prises deux à deux.) D’un point de vue pratique, le banquier central utilisait ce résultat à l’envers, sans trop respecter la logique : il pensait possible, comme dit plus haut, de piloter les taux d’intérêt du pays tout en maintenant l’ouverture des capitaux, le taux de change faisant le travail d’ajustement. Il restait lucide, bien-sûr, et savait que les mouvements du taux de change peuvent soutenir sa politique monétaire via les taux d’intérêt. Pour illustrer ceci d’un exemple, Mario Draghi souhaite maintenir des taux bas dans la zone euro frappée d’un malaise conjoncturelle, au moment où la FED s’essaye au tapering, c’est-à-dire à une remontée toute progressive des taux. Ceci alimente un mouvement de remontée du dollar face à l’euro, qui précisément sert les objectifs de la BCE, puisqu’il augmente la compétitivité de l’Union européenne face aux États-Unis et réduit celle des imports.

Or, il y a un coût important à cette circulation mondiale du crédit : le boom peut advenir précisément lorsque le pays en question doit au contraire restreindre son offre de crédit. L’effet est déstabilisant. Il a été à la base de la propagation de la crise financière des subprimes des États-Unis vers le reste du monde.

Ce coût doit être mis en regard des deux avantages décisifs attribués à la globalisation financière, à savoir : 1) une allocation meilleure des ressources, là où le rendement attendu du capital est le plus élevé, et 2) une mutualisation du risque et donc un rôle d’assurance accru du système financier international.

Pour autant, ces avantages représentent-il au final un gain pour les pays périphériques ? Hélène Rey cite de nombreux travaux qui montrent que le gain est au total assez élusif. Tout au plus arrive-t-on à discerner le fait que les flux d’IDE (investissement direct à l’étranger) sont plus efficaces du point de vue de la croissance et du bien-être que les flux d’autres types de capitaux ; ou encore que l’ouverture favorise davantage les pays à système financier mûr plutôt que ceux dont les systèmes financiers sont embryonnaires. (Elle concède toutefois qu’il existe des gains indirects, mais particulièrement difficiles à mesurer. Par exemple, la plus grande intégration financière d’un pays dans les marchés de capitaux internationaux représente un apport d’expertises, de profondeur financière, de technicité en matière de gestion du risque, qui au total est bénéfique pour la croissance du pays.

Comment améliorer le système financier international ?

Dès lors, la balance coûts / avantages tourne au négatif. Quels sont les moyens de contrevenir à ce que Rey appelle le « duo irréconciliable » (liberté des capitaux et politiques monétaires étanches) ? Elle cite :

  • Le contrôle des capitaux, bien-sûr, autrefois un vilain mot pour les décideurs du FMI.
  • Mieux, pour les économies avancées, la politique prudentielle, celle qui vise à la santé du système bancaire et financier du pays. Par exemple, en cas de surchauffe du crédit dans un pays, différents moyens sont à disposition des autorités monétaires pour le refroidir : par exemple, exiger des apports personnels plus élevés ou des ratios dette / valeur d’actifs moindre sur le crédit immobilier. Par exemple aussi, accroître cycliquement le ratio de solvabilité requis pour les banques du pays. Un ratio de fonds propres élevés pour les banques (une mesure dont beaucoup se font l’avocat dans le débat actuel sur la régulation des banques) a aussi la vertu d’accroître l’étanchéité : elle limite la capacité d’endettement des banques dans les pays dont les taux sont bas (le « carry trade »).
  • Hélène Rey est plus sceptique sur ce qui lui apparaît pourtant comme une nécessité future, à savoir la coordination des banquiers centraux, de façon à ce que les répercussions d’une option de politique monétaire dans les grands pays soient collégialement examinées avant toute décision. C’est politiquement et pratiquement difficile à faire ; ce peut être aussi en contradiction avec les mandats respectifs des banques centrales.

Au total, appuyé par un appareillage statistique impressionnant, le papier bouscule pas mal d’idées convenues et d’orthodoxie des banquiers centraux. C’est une contribution de plus, et peut-être une des plus décisives, dans le changement d’angle du FMI qui juge désormais que ses politiques d’ajustement des balances des paiements conduites à la hache précédemment –on se souvient des critiques qui lui ont été adressées à propos de ses actions lors de la crise asiatique de la fin des années 90 – ont été absolument néfastes, ce que Stiglitz répétait à l’envi.

Quel lien avec la finance d’entreprise ?

Le papier oblige à s’interroger sur la fonction d’assurance joué par l’internationalisation financière. On sait bien-sûr qu’ouvrir les frontières aux flux de capitaux élargit le champ de placements des investisseurs financiers et assure ainsi une meilleure diversification de son patrimoine.

Mais un autre lien existe, qui passe par la structure de bilan des pays.

Pour le faire comprendre, imaginons deux entreprises, 1 et 2, portant chacune à leur bilan un actif économique A1 et A2. En plus de cela, supposons que l’entreprise 2 investisse en fonds propres dans l’entreprise 1 et finance cet investissement en émettant des titres de dette acquis par l’entreprise 1. Le lien est circulaire – et peu réaliste –, mais a des caractéristiques de risque très particulières.

En effet, supposons que l’actif économique de l’entreprise 2 soit beaucoup plus solide et moins risqué que celui de l’entreprise 1. Dans ce cas, l’entreprise 2 joue un rôle d’assureur de l’entreprise 1. Si ça va mal pour cette dernière, l’entreprise 2 prend sa part des pertes. Par contre, les pertes de l’entreprise 1 sont limitées par le fait que l’actif financier immobilisé par elle en titres de dette de l’entreprise 2 reste très solides. Notez qu’à la différence d’un assureur, qui touche une prime pour sa prise de risque, l’entreprise 2 a une position symétrique : si l’entreprise 1 va très bien, l’effet de levier joue positivement. L’entreprise 2 gagne abondamment d’avoir financé par dette son investissement en actions.

Revenant au papier d’Hélène Rey, c’est cette situation qui se présente à l’échelle internationale. L’entreprise 1, celle qui assure, ce sont les États-Unis ; l’entreprise 2, c’est pour faire simple le reste du monde. En effet, les États-Unis se sont massivement endettés au cours de la décennie 2000 par émission de titres de dette US, notamment par bons du Trésor, et par contre exportaient tout aussi massivement leurs capitaux sous forme d’IDE ou d’achats d’actions. (Il y a aussi une transformation court terme / long terme, puisque la dette US est très fortement composée de bons du Trésor, quand bien sûr les investissements en actions n’ont pas d’échéance contractuelle.)

En clair, les États-Unis ont fonctionné et fonctionnent très largement encore comme un gros hedge fund, extrêmement leveragé. C’est ce qui explique le paradoxe américain, très visible dans toute la période d’avant la crise financière, celui d’un pays qui jouit de confortables revenus financiers malgré un très fort déficit de sa balance courante et d’une position nette très débitrice vis-à-vis du reste du monde. Évidemment, au moment du retournement conjoncturel de 2008-09, la valeur financière des actifs en actions s’est effondrée alors que la valeur de la dette publique américaine a été préservée, et s’est même accrue en devenant valeur refuge. Le transfert de valeur des États-Unis vers le reste du monde a été gigantesque. L’effet de levier a joué en sens inverse, et très violemment. Au total, le service d’assurance offert par les États-Unis peut être présumé très important. Ils en profitent bien.

Notons enfin, douloureuse découverte récente, que ce service d’assurance lié à la mondialisation financière ne va pas sans générer un risque d’une autre nature, systémique, par lequel des phénomènes de contagion, de défaut de coordination des agents financiers, se mettent en place et font basculer le système financier.