Article provenant de la LETTRE VERNIMMEN.NET, n°135 Octobre 2015 par Pascal Quiry et Yann Le Fur

En 1993, une étude[1] conduite auprès de 100 entreprises parmi les firmes américaines du Fortune 500 révélait que 93 % d’entre elles utilisaient un taux d’actualisation unique pour valoriser leurs projets d’investissement, quelle que soit l’activité en jeu, et que seules 35 % d’entre elles mettaient en œuvre des taux différents selon les divisions. On apprend pourtant, dans les grandes écoles et universités, que le taux d’actualisation doit dépendre du risque de marché de l’investissement. C’est dans le Vernimmen depuis sa première édition de 1974 ![2]

Choisir un taux unique est simple et évite bien des discussions sur le coût du capital à appliquer. Mais quel impact cette pratique a-t-elle sur les investissements qui ne sont pas réalisés parce qu’on les a considérés, à tort, pas assez porteurs, ou sur ceux qu’on a cru rentables et qui ont finalement fait perdre de la valeur à l’entreprise ?

Ph. Kruger, A. Landier et D. Thesmar[3], ont mesuré l’impact de la méthode d’évaluation choisie en observant les décisions d’investissement des conglomérats américains et en les comparant à celles des entreprises opérant dans un seul secteur d’activité. Dans les conglomérats au sein desquels l’activité risquée est dominante, les autres divisions qui se trouvent dans des secteurs plus sûrs pâtissent d’un sous-investissement lié au taux d’actualisation unique élevé choisi par la maison-mère, réduisant artificiellement la valeur de leurs projets. Le contraire n’est pas vrai : les groupes dont l’activité principale est relativement préservée des secousses du marché n’ont pas tendance à surinvestir dans leurs filiales plus risquées.

Dans un second temps, les chercheurs ont analysé le coût de l’erreur d’appréciation des projets d’acquisition. Cette approche permet d’évaluer le coût d’une mauvaise technique de valorisation. Elle présente aussi l’avantage de cibler les acquisitions puisqu’il s’agit de gros projets d’investissement, bien renseignés (en matière de données), et susceptibles d’affecter la valeur de l’acquéreur. Les chercheurs ont observé la réaction du cours de Bourse de l’acheteur à l’annonce de l’acquisition. Là aussi, les données montrent que les marchés réagissent négativement à l’annonce d’une acquisition effectuée par un acquéreur d’un secteur peu risqué (donc à faible coût du capital) dans un secteur risqué (donc à fort taux d’actualisation). Les marchés comprennent que ces acquéreurs ont tendance à surpayer leurs cibles. L’étude montre qu’en moyenne, une acquisition surévaluée génère une perte de 0,7 % sur la capitalisation boursière de l’acquéreur, et d’environ 7 % de la valeur de la société achetée. À l’échelle du marché américain, ce sont des milliards de dollars de valeur qui sont perdus du fait de cette erreur de valorisation.

Phénomène intéressant, les chercheurs constatent que les erreurs d’évaluation diminuent dans le temps. Significatives dans les années 1980, elles se réduisent au point qu’elles ne sont quasiment plus perceptibles à partir des années 2000. C’est que les bonnes pratiques enseignées dans les grandes écoles sont de plus en plus appliquées !

L’étude réalisée par Ph. Kruger, A. Landier et D. Thesmar montre aussi que plus le coût potentiel de l’erreur d’appréciation est élevé, plus elle est évitée. Les gros projets d’acquisition sont passés au crible par une banque d’affaires. Et quand un projet d’investissement concerne un secteur d’activité secondaire qui a un poids important dans la valeur globale du groupe, la direction financière se donne les moyens de mettre en œuvre un taux d’actualisation approprié. C’est aussi le cas quand les conglomérats sont très diversifiés ou quand le dirigeant de l’entreprise détient plus de 1 % du capital : il semblerait qu’il prenne alors davantage le soin de s’entourer d’une direction financière compétente. De sorte que, finalement, les erreurs d’appréciation qui subsistent sont de plus en plus marginales et concernent les projets qui ont le moins d’impact sur l’entreprise. Ce genre de comportement est cohérent avec ce que les économistes appellent la “rationalité limitée”. La capacité des hommes et des organisations à gérer les erreurs cognitives est limitée, et ce sont les erreurs les plus coûteuses qui sont traitées en priorité.

 

[1] Bierman J.H. « Capital budgeting in 1992 : a survey », Financial Management, vol 2, N°15

[2] Et dans le chapitre 33 de l’édition 2016

[3] Krüger P., Landier A., Thesmar D., « The WACC fallacy : the real effects of using a unique discount rate», Journal of Finance juin 2015, vol. 70, no 3, pages 1253 à 1285.