Veolia – Suez, une fusion à coup d’huissiers
Vox-Fi n’a jusqu’ici rien écrit sur le projet de fusion entre Veolia et Suez. Mais son comité de rédaction observe, avec ébahissement, l’envoi par Veolia d’huissiers sur les personnes qui ont eu le toupet d’exprimer des critiques sur ce projet de fusion, ou plutôt de confusion. Le but ? Leur faire avouer qu’ils travaillent secrètement à la solde de Suez. S’agissant du plus connu, Elie Cohen qui coanime le site ami Telos, on trouvera ses critiques ici et là, par exemple. Ce coup de pub inattendu que lui donne sottement Veolia nous pousse à les lire.
Pour notre part, voici en quelques mots une opinion négative de plus sur l’opération. Et bienvenue aux huissiers.
Le projet de Veolia consiste à acquérir des parts de marché à l’étranger dans ses deux métiers que sont l’eau et les déchets, en démantelant son grand concurrent historique. Par cession du pôle eau en France à un tiers, la part de marché de Veolia reste la même dans l’eau sur son principal marché, la France. Il est jugé que les autorités de la concurrence n’auront rien à redire pour bloquer l’opération.
Mais qui sait s’il ne faut pas faire un autre calcul. Et pour cela, prendre une image dans le monde du football. Le PSG est un grand club, mais qui, malgré des investissements extravagants, a toutes les peines à s’imposer à l’international (sa place en finale récemment nous dément quelque peu). Ceci pour une raison simple : il joue chaque dimanche dans un championnat où aucun club, et de très loin, n’arrive à sa cheville. Ceci à la différence des autres clubs des grands pays européens où la compétition nationale est toujours serrée, de sorte que les champions nationaux en sortent aguerris.
Eh bien, on peut dire identiquement que la compétition entre ces deux frères ennemis que sont Suez et Veolia (les anciennes Lyonnaise et Générale des Eaux) est très stimulante et profitable à elles deux. Ce n’est peut-être pas une surprise qu’ils soient l’une et l’autre devenus des champions mondiaux. Ils ont grassement vécu sur la rente de l’eau en France, payée par les collectivités locales, sous un régime juridique, la concession de service public, qui s’est révélée à l’usage efficace et reproductible à l’étranger. Mais, aiguillonnées par leur bagarre fratricide, ils n’ont pas paresseusement dissipé la rente. Ils l’ont intelligemment investie dans la technologie et l’expansion internationale. La concurrence, une concurrence stratégique dans le cas présent, est une discipline créatrice. Dans l’industrie automobile, la concurrence entre PSA et Renault, ou en Allemagne entre les trois grands groupes, ne les a pas affaiblis (au contraire de Fiat ou de Austin-Morris, seuls sur leur marché) ; elle les a renforcés.
C’est cela que perdrait le futur Veolia. Alors on entend immédiatement : oui ! mais la concurrence chinoise ! Comme on l’a dit quand Alstom voulait fusionner avec Siemens dans le ferroviaire, ou Schneider avec Legrand. Les fusions ne se sont pas faites et les soi-disant orphelins sont toujours en pleine santé (Alstom a absorbé Bombardier, ce qu’il n’aurait pas pu faire sinon). Et à nouveau, les grands groupes européens seront plus forts devant ce qu’on dépeint comme les ogres chinois s’ils ont été aguerris sur leur propre terrain par une concurrence très forte. Devrait-on fusionner Vinci, Bouygues et Eiffage au prétexte d’un dragon chinois à l’horizon ? Jamais ou presque, pour prendre un autre exemple, les géants de la grande distribution, les Carrefour, Walmart, Tesco et autres, n’ont réussi à s’implanter durablement à l’étranger quand la concurrence locale y était très forte, occasion d’ailleurs de souligner l’exception que représentent les utilities eau-déchets.
Dans le gotha français des affaires, M. Frérot, président de Veolia, s’enorgueillit d’être un tenant d’un capitalisme respectueux des hommes et des parties prenantes, un enthousiaste de la « raison d’être » récemment introduite. Or, même sans s’illusionner outre-mesure sur la parfaite symbiose entre le personnel de Suez et ses dirigeants, il y a pour le moins de la casse de capital humain qui choque énormément en interne. Difficile de ne pas noter la contradiction. Il y a une réalité d’entreprise qui disparait : sa culture, ses habitudes de travail, des éléments immatériels. Pour ces raisons, le conseil d’administration de Suez est fondé à rejeter le projet, même si son acceptation permettrait à ses actionnaires d’empocher une plus-value, du moins de s’aligner avec le gain fait par Engie. (Avec la hausse de la bourse, il n’est pas sûr que l’opération reste attractive – voir graphique –, mais soit !) Et le conseil est fondé également, avec l’aide du personnel et des 99 conseils sociaux et économiques à affronter, à mener une politique de guérilla.
Les dernières escarmouches judiciaires rendent maintenant probables que Veolia soit privé de droits de vote pour la prochaine AG en février. Cela commence à ressembler à Napoléon lors de la guerre d’Espagne.
Les choses sont donc parties pour durer quelque temps, pendant lequel l’un et l’autre ne vont pas simplement perdre en opportunités de croissance et de contrats, mais vont directement faire fonctionner l’incinérateur à fonds propres, essentiellement par distraction des dirigeants. Et si l’opération n’aboutit pas, M. Frérot aura du mal à céder le bloc sans y perdre un peu d’argent. M. Bernard Arnaud avait été plus malin quand il avait attaqué Hermès en rachetant un gros bloc en douce. C’était aussi illégitime, mais du moins il était bordé des deux côtés : soit il emportait Hermès, soit, sachant la trajectoire de l’industrie du luxe, il revendait son bloc avec profit. Ce qu’il a fait, avec un très gros profit.
Un mot sur Engie. On comprend qu’il veuille se recentrer, c’est la plus évidente des logiques. On comprend moins qu’il n’ait pas, sachant le recentrage décidé, tenté de servir au mieux les intérêts d’une filiale qui appartenait historiquement au groupe, qui en était même à l’origine, sans nécessairement sacrifier les siens propres. La séparation devait être conduite dans le temps, avec la collaboration des deux managements. Ce n’est pas ce qui a été fait. Ce n’est pas du joli capitalisme.