C’est une sorte de dissonance cognitive entre les deux rives de l’Atlantique. À la mi-avril, un juge des référés a demandé à Amazon de se concerter avec le Comité social et économique (CSE) de l’entreprise pour décider de mesures de sécurité des travailleurs des entrepôts. 

Le correspondant du New-York Times à Paris salue cette décision dans un récent éditorial, relevant à quel point ce type de recours est scandaleusement absent aux États-Unis. Chez nous en France, le Cercle droit et débat public, présidé par Noëlle Lenoir, ancienne ministre et membre honoraire du Conseil constitutionnel, fustige au contraire la décision dans une tribune publiée par Le Monde. Voici que s’ouvre l’affaire Amazon. 

Rappelons les faits. Alerté par un mouvement social naissant dans un entrepôt d’Amazon, l’Inspection du travail a constaté en mars que les centres de distribution de l’entreprise souffraient de certains manques en matière de sécurité face à l’actuelle pandémie, et surtout qu’aucune concertation n’avait été faite avec le CSE (qui a repris on le sait les fonctions de l’ancien CHSCT, comité d’hygiène et de sécurité et des conditions de travail) pour régler ce sujet. Saisi en référé par un syndicat indépendant, un juge a ordonné qu’Amazon limite son activité à certains produits essentiels (alimentation et produits d’hygiène et paramédicaux) tant qu’il n’aura pas amélioré, en concertation avec les représentants du personnel, la sécurité physique au travail. Le tout assorti d’une pénalité copieuse : 1 million d’euros par jour et par infraction constatée. 

La direction d’Amazon France a réagi de deux façons : en public, avec des cris d’orfraie, disant qu’à cause d’une poignée de salariés, on maltraitait les consommateurs français, et décidant l’arrêt de son activité jusqu’au 23 avril, les salariés restant payés et les clients livrés depuis les plateformes du groupe à l’étranger ; en privé, une concertation avec le CSE et une incontestable amélioration de la sécurité sur certains points. Saisi en appel, le juge d’appel a maintenu l’injonction, relevant encore certains manques, mais a élargi le champ des produits pouvant être distribué tout en réduisant la pénalité à 100.000 euros par jour et par infraction. L’entreprise a décidé alors de faire appel, de maintenir ses entrepôts fermés, le temps disait-elle de se mettre en conformité avec les dernières injonctions du juge, mais tout autant de faire pression sur les salariés. 

Nous connaissons à présent l’épilogue : Amazon a décidé le 21 mai d’abandonner les suites judiciaires et un accord a été trouvé avec l’ensemble des syndicats pour une reprise du travail, avec une sécurité mieux assurée. 

Mais ce qui nous importe ici est l’écart de perception entre le journaliste américain et le Cercle droit et débat public. La tribune de ce dernier dans Le Monde commence par un procédé rhétorique peu louable : alors que le vrai sujet est Amazon et cette décision, très articulée, du juge (on imagine que face à un Amazon, chaque mot a dû être pesé mille fois), la tribune met en avant une décision modeste mais manifestement stupide prise par un juge de référé de Guadeloupe sur une même thématique. Est-ce pour instiller que la décision du juge de Nanterre est du même ordre ? Le point sérieux vient après :  

« Ce qui interpelle est le caractère de pure forme de la motivation du juge des référés, le reproche majeur étant, non pas linsuffisance des mesures de prévention prises par lentreprise, mais le fait que les instances représentatives du personnel auraient dû être associées de bout en bout et à loccasion de réunions à l’évaluation des risques que ne mentionne pas en tant que telle le code du travail. » 

Pourquoi la décision est-elle qualifiée de pure forme, alors que le juge touche au fond et même, selon le Cercle, au-delà de ce qu’impose le Code du travail : à quoi sert un CSE si ce n’est, dans sa fonction hygiène et sécurité, à être associé aux décisions de l’entreprise dans ces domaines, sachant en particulier le risque vital pour les salariés ? Il est curieux aussi de contester un jugement en référé pour cette affaire : un jugement dans quelques mois aurait clairement dénié ses droits à justice au plaignant.  

On lit, dans la tribune, que le juge n’a pris en compte qu’un seul critère : la sécurité des salariés. Le Cercle poursuit en effet :  

« Le risque est que le juge des référés tranche, au nom dun seul critère, une question qui relève, au sens noble, de larbitrage politique entre plusieurs ordres de considérations, toutes également légitimes : la santé des employés, mais aussi le sort des consommateurs, la reconstruction de l’économie, la gestion sociale de secteurs entiers en faillite et, de manière plus générale, la contribution de lactivité productive à la continuité de la vie de la nation et au redressement du pays. » 

Est-ce à dire que c’est au juge de prendre en compte ces autres critères, notamment le sort des consommateurs, ou la contribution d’Amazon à l’économie ? Ou alors, qu’à défaut, il s’abstienne de se prononcer sur l’affaire et se taise ? 

Le journaliste du New-York Times voit les choses différemment :  

« Dans la version d’Amazon, des militants syndicaux pinailleurs ont invoqué quelques décisions de justice malencontreuses – un récit qui correspond bien aux stéréotypes anglo-américains sur la façon de faire des affaires en France. Mais plus que tout, l’épisode met en lumière les avantages d’une confrontation agressive avec Amazon : ce n’est que grâce à la protestation des travailleurs et à la réponse ferme des tribunaux que le mastodonte de la technologie a commencé à adapter son comportement pour mieux répondre aux besoins des travailleurs […] Amazon a longtemps résisté à l’idée de reconnaître les syndicats aux États-Unis, sans parler de discuter de la sécurité avec eux. Cette hostilité à l’action collective a été mise en évidence par une série de licenciements ces dernières semaines : l’organisateur d’un débrayage dans un entrepôt de la ville de New York et deux employés critiquant les politiques climatiques de l’entreprise. » 

Il relève aussi que la législation sur la sécurité au travail est souvent un leurre aux États-Unis, que les rares pénalités imposées par les tribunaux ne sont que menue monnaie, que ces grandes entreprises font tout pour éviter le dialogue avec des représentants du personnel, encore moins de discuter avec le personnel des questions de sécurité1. 

Le journaliste finit ainsi :  

« Comme le montre cette bataille en France, des protections juridiques solides peuvent compléter l’activisme des salariés pour améliorer leur vie et leur sécurité. Cela nous rappelle également que ce n’est pas une si mauvaise chose lorsque de puissantes entreprises se plaignent de mauvais traitements – quune beuglante (squealing), en fait, est souvent le son du progrès. » 

Deux points pour finir. Le premier sur le droit de la concurrence, auquel le juge aurait pu faire appel s’il lui fallait prendre en compte parmi les critères « relevant, au sens noble, de larbitrage politique ». Comment expliquer qu’on laisse Amazon ou autres fournir le pays en biens non essentiels, alors qu’on oblige tous les commerces physiques de ces biens à baisser le rideau ? On voudrait abattre le petit commerce et subventionner la distribution par internet qu’on ne s’y prendrait pas autrement. On juge à raison qu’on accroit le risque épidémique à laisser les gens rentrer dans les boutiques, mais on permet qu’une myriade de livreurs à vélo ou en voiture continuent à circuler, avec un même risque épidémique pour eux et les personnes à qui ils livrent.  

Le deuxième est une observation plus générale sur les relations sociales en France. Voici un domaine de plus saisi par la judiciarisation. On note moins de grèves en France, surtout dans le secteur privé, mais en revanche davantage de juges saisis, qui – là est peut-être le point soulevé par le Cercle – n’ont pas forcément la compétence pour juger en opportunité. Le juge doit être le dernier recours, la cause est entendue. Mais il n’est pas négatif qu’il y ait toujours la menace qu’il soit saisi. L’entreprise, et Amazon dans le cas présent, doivent comprendre que ce n’est pas leur intérêt d’en arriver à cette issue et qu’il leur est bénéfique, comme à tous, qu’elles investissent dans un dialogue social de qualité, laissant sa place au compromis et évitant les beuglantes. Au prétexte des immenses bienfaits et de l’apport civilisationnel qu’ils pensent apporter au monde, les grands de la tech ne peuvent nous faire reculer d’un siècle dans les relations sociales en entreprise.  

 

1. Se reporter à ce sujet au billet de Vox-Fi : « Il ne fait pas bon être syndicaliste aux États-Unis »

 

 

Cet article a été publié en mai 2020 par Esprit