« Le marchand de Venise » de Shakespeare est une pièce fortement antisémite, on y vient, en même temps qu’une plongée extraordinaire dans le monde financier de l’âge préclassique en Europe. Elle a fasciné de tout temps les philosophes et sociologues, à la suite de Marcel Mauss[1]. On montre qu’elle aide à comprendre de nombreux mécanismes de la finance et montre que celle-ci plonge dans les affaires de la cité. Il faut la lire et la faire lire, ici sur Internet.

Rappelons le scénario : Bassiano est un jeune vénitien flamboyant, mais dispendieux. Il veut à la fois éteindre ses dettes et faire meilleure figure aux yeux de la belle Portia dont il brigue la main. Il demande donc l’appui financier de son fidèle ami Antonio, jeune, riche et très généreux armateur dont les bateaux sillonnent les mers. Antonio n’a pas sur lui les 3.000 ducats qu’il s’engage à prêter à Bassiano : ses bateaux, tous au large, ne rentreront au port que dans les deux mois. Il va donc voir le banquier juif Shylock pour emprunter la somme et signe un billet qui l’engage à la rembourser au terme de trois mois et sur ses fonds propres, sauf à devoir indemniser Shylock par une livre de sa chair prélevée au plus près du cœur. Mais voici qu’une à une tombent les nouvelles : ce ne sont que naufrages successifs pour ses bateaux.

Il vient, jusqu’au dénouement, cette série de questions :

 

1. La concurrence

Shylock, à qui l’on demande pourquoi il met une pénalité si exorbitante en cas de défaut sur la dette, répond :

« Je le hais parce qu’il est chrétien, mais je le hais bien davantage parce qu’il a la basse simplicité de prêter de l’argent gratis et qu’il fait baisser à Venise le taux de l’usance. » (Acte I, scène 3)

On reste encore, la pièce date de la fin du 16ème siècle, dans l’interdit chrétien de l’intérêt. Antonio est certes généreux, mais surtout fidèle à cet enseignement. Or, l’argent a un coût et prêter gratuitement pénalise l’intermédiation financière.

Cette question avait une dimension plus large au Moyen-âge. Car la prohibition de l’intérêt était aussi la prohibition d’un certain surprofit. Les historiens racontent les problèmes de concurrence qui étaient soulevés aux alentours des grands monastères : la règle du « juste prix » prohibait de gagner un profit abusif, conçu comme étant un profit de monopole. Dans une interprétation exagérée mais fréquente de cette règle, les productions de certains monastères étaient vendues à marge nulle et bénéficiaient de surcroît d’un coût du travail imbattable sachant le faible prix des prières dont se nourrissaient les bons moines. Arrivant sur le marché, elles évinçaient les paysans et artisans de la zone, une évidente concurrence déloyale. La florescence des Cluny et autres Cîteaux n’irriguait pas forcément les zones à l’entour, à preuve qu’il ne s’est pas constitués de centres urbains autour.

Shakespeare est sensible à l’économie de marché et à la loi de l’offre et de la demande. La fille de Shylock, dans la suite de la pièce, va se convertir au christianisme par amour pour Lorenzo, son beau Vénitien. Ses amis charrient gentiment Lorenzo, lui disant – telle est la blague qu’introduit Shakespeare ! – qu’à convertir aussi facilement les juifs, le prix du porc va monter à Venise !

 

2. La prohibition de l’intérêt

Commun pourtant aux trois religions du livre, les gens comprennent mal cet interdit aujourd’hui, alors qu’il fait encore partie de notre vie quotidienne. Si un parent ou un ami proche vous demande un coup de main financier, vous trouverez probablement inconvenant de demander un intérêt sur le prêt. On ne se fait pas d’argent sur le dos d’un ami. Et si le risque est important, on devient associé, et non prêteur, pour éviter la cassure dans les relations personnelles que peut provoquer un prêt non remboursé. Si la communauté des croyants, l’umma dans la religion musulmane, est une famille, comment concevoir des relations sociales basées sur le gain financier ? Les sociétés féodales chrétiennes, gouvernées par la vertu et l’héroïsme, ne pouvaient pas l’accepter, alors qu’elles y étaient relativement indifférentes avant le féodalisme. La loi juive, pour une fois moins ambitieuse, limitait explicitement l’interdit à votre seul « frère », nous dit le Lévitique. Il a fallu attendre le 17ème siècle en terre chrétienne pour que la notion naissante d’« intérêt », dans un sens moral plus large signifiant avantage ou aspiration, redonne sa légitimité au taux d’intérêt des banquiers. Et plus tard, l’invention juridique de la « responsabilité limitée », qui corrige une partie de l’asymétrie entre actionnaire et créancier, est venue limiter les droits du créancier au seul succès du projet, et non à l’ensemble du patrimoine du débiteur. Avec une rigidité qui s’accompagne de pas mal d’hypocrisie, on comprend qu’un certain Islam mette le veto sur les contrats financiers qui n’impliquent pas une participation aux risques des affaires.

L’époque très récente semble aller fortement en sens inverse et renforce tous les jours les droits du créancier. Il n’y a même plus la forte inflation qu’on connaissait il y a quelques décennies pour alléger le sort du particulier ou du pays débiteur qui ploie sous un excès de dette.

Antonio ne fait que traduire ce préjugé de l’époque. Quand Shylock parle de taux d’usance, Antonio répond taux d’intérêt, usant à dessein de ce mot dégradant.

Shylock : « Dans les lieux d’assemblées des marchands, il invective contre mes marchés, mes gains bien acquis, qu’il appelle intérêts. (Acte I, scène 3).

Et Antonio de répondre :

« Quoique je ne prête ni n’emprunte à intérêt, cependant pour fournir aux besoins pressants d’un ami, je dérogerai à ma coutume. » (ibid.)

Et aussi :

« L’amitié a-t-elle jamais exigé qu’un stérile métal produisît pour elle dans les mains d’un ami ? » (ibid.)

 

3. Pourquoi le prix du sang comme clause de défaut ?

C’est sévère en effet, et ça tournera mal pour Shylock on le sait, mais il ne faut pas être trop choqué. Le défaut sur une dette pouvait être puni par la mort sous l’Antiquité et le plus souvent par mise en esclavage ou en péonage (travail forcé jusqu’à extinction de la dette). Les romans de Dickens sont là pour montrer que la prison pour dette valait encore dans l’Angleterre victorienne.

Il faut se persuader du traumatisme, y compris social, qu’est la rupture contractuelle d’une dette. Alors que le contrat d’association est un partage des risques et ne laisse que ses yeux pour pleurer si les affaires tournent mal, rompre un engagement de dette est un fait « chaotique » : « Raconte-moi ce que tu veux sur le sort de tes affaires, mais je veux mon argent ! »

Il a fallu une évolution juridique et culturelle très complexe avant qu’on puisse entendre que le contrat de prêt est aussi un contrat de partage de risque, aux modalités particulières. L’instabilité du droit moderne de la faillite atteste de la difficulté à gérer cette discontinuité : comment partager la perte ? Quelle pénalité pour qui renie sa parole ? Comment éviter la tentation de gérer sans prudence, si on efface l’ardoise au moindre écueil (l’aléa moral) ?

 

4. Pourquoi Shylock ne prend-il pas en gage les bateaux ?

C’est le commerce maritime, précisément à Venise, qui a donné naissance aux techniques financières modernes. Le plus naturel aurait été de prêter par commenda ou prêt à la grosse, qui est en fait un contrat de prêt avec hypothèque sur les bateaux et cargaison, avec clause participative au résultat, ce qu’on comprend aisément sachant le risque de naufrage ou de dégradation des marchandises qui prévalait dans le commerce maritime de l’époque (un taux de casse de 5%, soit un bateau sur 20 qui ne rentrait pas au port, était courant en ces temps).

Mais il s’agit là de crédit à long terme, alors qu’Antonio ne voulait qu’une ligne de liquidité pour faire la soudure entre son besoin de cash et l’arrivée prochaine des bateaux. Il aurait fallu qu’existât le « découvert bancaire », un produit à la réflexion très complexe, précisément parce qu’il ne porte aucun gage, garantie ou collatéral (trop coûteux à établir pour une courte période) et qu’il associe le prêteur au risque agrégé de l’emprunteur.

 

5. Pourquoi Antonio, non endetté, est-il en défaut devant son banquier ?

Cela fait distinguer solvabilité et liquidité. Antonio n’a aucune dette à son bilan (il a même des créances de tous les prêts qu’il accorde libéralement). Sa solvabilité est excellente. Même si tous ses bateaux devaient couler, il ne serait pas en faillite : son entreprise disparaîtrait sans bruit, comme l’auraient fait ses bateaux. Eh oui, en l’absence de dettes, un échec industriel n’entraîne pas de faillite, ce qui surprend toujours les débutants en finance, qui confondent l’exploitation et son financement. C’est la dette, l’élément cacogène.

Le mot de fonds propres trouble souvent. Les fonds propres, pour le non-initié, c’est l’argent qui est à l’entreprise en propre, c’est donc sa caisse. Non ! c’est une source de financement, mise en caisse ou immobilisée en actifs, apportée par les actionnaires en contrepartie de droits à profit et de droits politiques bien déterminés.

Il est rare aujourd’hui qu’une crise de liquidité entraîne défaut si l’entreprise est solvable. On se contente de virer le directeur financier qui n’a pas su adosser son financement à son actif. Le rationnement bancaire, fréquent en période de crise financière, est une exception : on est solvable et pourtant personne n’est là pour vous prêter, ce qui vous force à vendre vos actifs à la casse. L’industrie bancaire, qui vit de confiance, est une autre exception : si crise de liquidité, vos clients se ruent au guichet et vous voici à terre.

 

6. À nouveau sur la prohibition de l’intérêt

Il serait trop facile de ne voir chez Antonio qu’une simple réaction d’obéissance à la règle. Son univers mental n’est pas le calcul ou la soumission. Il est généreux, du moins avec son groupe d’amis.

En fait, Antonio « donne » parce qu’il est malcommode de prêter. Ceci à une époque où le don est un mode d’échanges assez commun, un supplétif du crédit. Je donne, et l’on me doit, sans qu’il y ait nécessairement l’équivalent monétaire dans cette réciproque, ni un délai précis. C’est une sorte de dette non contractuelle, beaucoup plus souple, moins propice à défaut, peut-être plus riche en lien social, exigeant en tout cas la confiance et donc créatrice de confiance comme dans tout contrat incomplet. Mais en retour plus contraignante moralement jusqu’à être étouffante. Le marché et le contrat de prêt ont l’avantage de rendre anonymes et donc plus « libres » les relations humaines. C’est le choc culturel entre Antonio et Shylock : l’un voit la confiance, l’autre la règle[2].

On pourrait noter aussi que tous les siècles qui ont précédé l’âge industriel étaient des périodes sans croissance. Selon Angus Maddison, la croissance réelle entre 1000 et 1500 s’est élevé à 0,1% par an. Certaines estimations donnent pourtant un niveau de 5% pour le taux d’intérêt réel de l’époque (voir les travaux d’un jeune économiste de Harvard, Paul Schmelzing). Dans une problématique à la Piketty, celui qui prête dans ce contexte peut aisément s’enrichir, celui qui s’endette aisément se ruiner. Si le prêt à intérêt emportait souvent malheur et dégradation morale, on comprend que des autorités soucieuses du bien commun l’interdisent. La Bible décrète par exemple un moratoire sur les dettes tous les sept ans. Sans avoir besoin de la lire, les rois de l’époque faisaient souvent défaut ou coupaient la tête de leurs créanciers.

 

[1] Voir par exemple Nathalie Sarthou-Lajus, « Éloge de la dette », PUF, 1992.

[2] Il y a controverse sur la question de savoir si des institutions de marché accroissent ou réduisent le degré de confiance mutuelle au sein de la population. Dans la lignée du célèbre livre de Max Weber sur le capitalisme et la religion, Bohnet, Herrmann et Zeckhauser (2010) comparent par le moyen d’enquêtes les pays où le marché et les contrats de dette sont en place depuis très longtemps, la Suisse ou les États-Unis par exemple, et les pays où prédomine encore largement une finance informelle. Les premiers font montre d’un plus fort degré de confiance, sans doute par meilleure assurance d’être payés s’ils s’engagent dans des transactions. L’échange impersonnel stimulerait la confiance interpersonnelle.

 

Cet article a déjà été publié le 9 janvier 2019 par le site Variances.