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En ces temps difficiles où l’on soupçonne que les déficits sont financés par voie monétaire, il est utile de jeter un regard sur la façon dont le régime de Vichy a pu financer ce déficit et, accessoirement si l’on peut dire, sur l’organisation de cette immense prédation.

La source est le toujours indispensable ouvrage de Jean-Pierre Patat et Michel Lutfalla, Histoire monétaire de la France au XXème siècle, 1986, Economica. Thomas Piketty, dans son dernier livre Capital et Idéologie, Le Seuil, 2020, fait des commentaires importants sur le sujet.

La prédation est passée au moins par deux canaux :

  • Des frais d’occupation s’élevant à 320 MF, puis à 500 MF par jour à partir de l’occupation de la zone « libre ». Les Italiens ont également réclamé leur dû, soit 1 MdF de plus par mois.
  • La prise en charge par le Trésor français des exportations françaises vers l’Allemagne.

Le tableau ci-dessous dresse les flux occasionnés par le pillage.

Le mécanisme était le suivant. Dans les pays occupés d’Europe, la banque centrale allemande, la Reichsbank, avait établi des filiales, les RKK, chargées d’émettre la monnaie pour les besoins de l’armée d’occupation et de l’administration. Dans certains pays, ces Reichsmarks (RM) sont même devenus une monnaie locale couramment échangée. En France, la Banque de France a rapidement repris la main et pu imposer le franc plutôt que le Reichmark, ce qui voulait dire que les soldats allemands étaient payés en francs, sur le compte bien sûr du budget français.

S’agissant de l’exportation française, le plus souvent de matériel militaire, il s’était mis en place une chambre de compensation entre la Banque de France et la RKK française, mais qui avait fini par fonctionner curieusement. L’importateur allemand payait en RM ; ces RM étaient remis à la RKK française qui cependant ne les versait pas à sa contrepartie française. C’est la Banque de France qui payait l’exportateur français et se faisait rembourser par le Trésor public français. Les sommes en jeu étaient si énormes que les Allemands ne savaient pas au début quoi faire du flot d’argent qui arrivait sur le compte de la RKK. Elles y dormaient en partie, avant que les besoins de financement allemands sachent les utiliser.

Pour huiler davantage ce mécanisme, l’occupant avait imposé une parité franc / RM particulièrement basse, de sorte que les entreprises allemandes étaient incitées à se fournir en France, gratuitement pour l’Allemagne comme on vient de le voir, et préserver les capacités de production allemandes à d’autres usages.

L’Allemagne était ainsi, avant l’heure, le « partenaire » commercial privilégié de la France : les importations venues d’Allemagne étaient pour l’essentiel des biens rentrant dans les chaînes de valeur d’équipement militaire ; les exportations n’allaient qu’à ce partenaire unique. Du coup, le taux de couverture des imports par les exports X/M atteignait le record stupéfiant de 280 %.

Comme on le voit dans le tableau, les dépenses publiques générales sont allées en diminuant. Mais leur total, si l’on prend en compte les versements de guerre, était quasiment le triple en 1943, avec 418 MdF, de ce qu’il était en 1939, une année pourtant gonflée par les dépenses d’équipement de l’armée française.

On reste impressionnés, dans le contexte des privations de la guerre et d’un effondrement de la production industrielle (baisse de 55 % entre juin 1940 et mai 1944), que le Trésor ait pu doubler la masse des impôts levés (122 MdF en 1943 contre 63 MdF en 1939). Cela était bien loin de suffire toutefois à financer les dépenses. C’est ainsi que le déficit public s’est établi à quasi 300 MdF en 1943, soit 57 % du revenu national ou 45 % du PIB si l’on considère que le revenu national était alors environ les trois-quarts du PIB.

Si l’on excepte un emprunt de 50 MdF émis en 1943, ce déficit a été financé monétairement, soit par un mécanisme d’avances au Trésor, soit par des souscriptions de bons du Trésor par la CDC, qui les réescomptait immédiatement auprès de la Banque de France.

La seule note positive de ce billet est le stock d’or de la Banque de France qui, après des péripéties dignes d’un roman policier, a pu échapper aux nazis et être exfiltré aux Antilles (où les Américains ont d’ailleurs commencé à les lorgner !). Seules les réserves d’or du Royaume de Belgique, imprudemment déposées auprès de la Banque de France, ont été raflés, ce qui a donné lieu, après la Libération, à une indemnisation acquittée par la France et a accru une dette de l’Allemagne envers la France qui allait être effacée quelques années après.

L’effet économique de tout cela était prévisible : une énorme masse de monnaie arrivait sur des marchés aux trois-quarts vides, de sorte que les prix ont flambé. Ils se sont accrus de 155 % entre juin 40 et mai 44. Et les bas de laine de ceux qui pouvaient profiter de cette distribution monétaire se sont immensément garnis (les billets étaient quasiment le seul support monétaire, notamment pour l’anonymat qu’ils permettaient).

À la Libération, cette masse monétaire suspendue faisait peser le risque d’une inflation plus violente encore (elle l’a été !). Les marchés étaient encore plus dégarnis, sachant l’incapacité d’importer (les ports étaient tous détruits ou utilisés à des fins de livraisons militaires) et sachant que le « débouché » allemand était coupé, si l’on peut dire. Comment éviter l’inflation ? Le gouvernement provisoire a hésité, comme l’indiquent les Mémoires du général de Gaulle. Une solution naturelle était de refaire ce que les Américains avaient imposé lors de la libération de la Corse : un « échange avec blocage », selon le terme établi, de la monnaie existante : on force les gens à remettre leurs billets contre de nouveaux billets, mais à une valeur inférieure. En quelque sorte une sorte d’impôt sur le patrimoine monétaire, qui restaurait l’équilibre entre offre et pouvoir d’achat. La mesure avait provoqué une réaction violente de de Gaulle, non pour la mesure économique en soi, mais pour l’enfreinte à la souveraineté monétaire de la France.

Finalement, de Gaulle a tranché à la fois pour une conversion un pour un des billets lors de la refonte monétaire et une hausse substantielle des salaires et pensions. La pression politique l’a emporté, comme il était prévisible dans un gouvernement d’union nationale. C’est ce même type de choix qui a prévalu en 1992 lors de la réunification allemande. Mais les économistes y voient le début d’un cycle inflationniste dont le pays a eu toutes les peines à se débarrasser. Pour la petite histoire, il a fallu toutefois attendre le début 1945 pour sa mise en œuvre : les billets de banque commandés aux États-Unis avaient tardé à être livrés, notamment du fait du gouvernement américain réticent à reconnaître la légitimité du gouvernement provisoire de de Gaulle.

L’Allemagne, de son côté, a eu la « chance » de perdre la guerre, comme le disait avec humour le Premier ministre britannique McMillan. Ce sont les Alliés qui ont décidé de son sort monétaire. Ils ont imposé la conversion à une nouvelle monnaie, le Deutschemark, mais en opérant la ponction mentionnée plus haut.

Et, si l’on regarde quelques années plus tard, ils ont accepté aussi (en 1953) un abandon de la dette extérieure du pays. Enfin, ils ont empêché l’Allemagne de se réarmer au moment où les Américains imposaient à la France et au Royaume-Uni de se réarmer de toute urgence (une injonction qui satisfaisait de Gaulle).

Comment, dans une économie ravagée, remettre sur pied la base d’une industrie de guerre ? Simple : en important massivement les biens d’équipement et les matières premières auprès d’une l’Allemagne renaissante.

C’est ainsi, pour conclure sommairement cette courte revue, que la France s’est engagée sur un sentier de croissance tout à la fois inflationniste et importateur ; et l’Allemagne, non inflationniste et exportateur. L’Histoire est friande de ce genre de malice.

 

Cet article a été publié sur Vox-Fi le 24 novembre 2020.