Les savoirs perdus de l’économie

Le dernier livre d’Arnaud Orain[1] ( professeur à l’Institut d’Études Européennes de l’Université Paris 8 ne peut laisser indifférents les praticiens et les théoriciens de l’économie et de la finance. L’auteur se défend d’écrire une nouvelle histoire des idées économiques. Il adopte une approche originale de l’économie alternative, qui se distingue des « idéologies à la mode » prônant la décroissance, l’alter-mondialisme, l’anticapitalisme, l’écologisme… Il rappelle que trois types de savoirs économiques se sont succédés depuis l’Antiquité : la théologie politique et le pastorat, puis la politique économique dominée par la raison d’État et enfin, l’économie politique fondée sur le libéralisme. Il estime qu’un nouveau rapport de l’Homme au monde se met en place, justifiant une refondation de la science économique. L’économie a été réduite selon lui à l’économétrie – par la recherche de lois de causalités et de régularités – et à l’expérimentation – par l’observation statistique de groupes témoins et de groupes tests. Cette dérive épistémique a alimenté les mouvements populistes antisystèmes qui ne croient plus aux savoirs académiques et aux paroles d’experts.
L’auteur préconise le retour à une épistémologie plus sensible à l’environnement. Il souhaite réhabiliter certains « savoirs anciens oubliés » qui étaient destinés à « satisfaire les besoins humains et l’ordre de la nature ». Ces savoirs « bricolés » (au sens de Levy-Strauss) des « financiers, négociants, artisans, ouvriers et fermiers » ont été occultés par les théories économiques orthodoxes. L’auteur est ainsi conduit à rappeler les apports de la « science du grand commerce » pratiquée aux XVIIIe siècle par l’Angleterre et la Hollande, et introduite en France par Gournay. Il rappelle les principes de l’homo oeconomicus d’Aristote et de l’homme éclairé de l’Encyclopédie : l’histoire naturelle de Buffon, le système de Linné, la physiocratie… Il reproche toutefois à Quesnay et aux physiocrates de dire « le vrai et le juste » en fonction d’un « ordre naturel » préétabli, ainsi qu’à Adam Smith et aux libéraux, de fonder l’économie sur des lois de marché tempérées par quelques principes moraux. Il considère que Say, Ricardo, Walras et Pareto ont tenté d’ériger la science économique en science exacte coupée des autres sciences.
L’auteur estime caduc le « grand partage » entre l’Homme et la nature qui fonde la science économique néo-classique. Il dénonce les approches actuelles de l’économie de l’environnement fondées sur une modélisation de l’équilibre entre les ressources et les débouchés des organisations, intégrant leurs externalités négatives sous forme d’émission de carbone, de pollutions et d’atteinte à la biodiversité. L’auteur plaide en faveur d’une économie plus « globale » axée sur l’observation de la dynamique des écosystèmes (ou des « milieux ») dans leurs dimensions historique et géographique, ainsi que des interactions entre ces écosystèmes. Ces derniers sont marqués à la fois par un certain déterminisme et par un processus fractal, dont la connaissance permet d’en mieux prévoir et traiter les crises. Cette « science vernaculaire » mobilisant toutes les sciences de la nature, serait construite à la fois par les savants, les praticiens et le grand public. Elle devrait s’intéresser à tous les acteurs vivants (humains, animaux et végétaux) et à tous les facteurs (matériels et immatériels) qui contribuent à la création de valeur sous toutes ses formes, dans chacun des écosystèmes.
L’ouvrage d’A.Orain fait écho au dernier livre[2] de J-M. Daniel, qui plaide en faveur d’un passage du keynésianisme au « quesnaysianisme ». L’auteur s’efforce de réhabiliter la théorie physiocratique inspirée par Cantillon et développée au XVIIIe siècle par Quesnay, Dupont de Nemours et Turgot. Il en rappelle les principes scientifiques fondés sur le travail, qui doit « respecter l’ordre naturel sans impliquer un culte de la nature ni une révérence artificielle à son égard ». J-M. Daniel qualifie la forme actuelle de ce culte de « pagano-gauchisme ». L’ordre naturel repose sur le travail de la terre, mais aussi sur le droit à la propriété, la concurrence entre les producteurs, la libre circulation des richesses (le « laisser faire, laisser passer ») et la neutralité de la monnaie. Les physiocrates soutiennent que « la force de l’agriculture, c’est qu’elle convertit le soleil en produits de consommation courante ».
J-M. Daniel analyse le rôle exercé par Turgot en qualité de contrôleur général des finances de Louis XVI et d’inspirateur d’Adam Smith, puis il retrace les débats qui ont opposé les économistes les plus illustres sur les principes physiocratiques. Le livre montre que ces derniers conservent aujourd’hui toute leur validité et constitue une clé aux problèmes soulevés par le réchauffement climatique et la pollution de la nature. Comme les physiocrates, il affiche sa préférence pour les « passifs-matérialistes », défenseurs de l’économie de marché, contre les « actifs-idéalistes », partisans d’une décroissance malthusienne ou d’un État keynésien portant atteinte à la concurrence et à la propriété. L’auteur rappelle les propositions en faveur d’une écologie libérale formulées par Christian Gollier (prix Turgot 2019) et appelle à un « renouveau physiocratique ».
[1] Arnaud ORAIN, Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant, Editeur Gallimard NRF, 2023.
[2] Jean-Marc DANIEL, Redécouvrir les physiocrates, Pour une écologie libérale, Odile Jacob, 2022.