Les points cruciaux

La Banque de France (BdF, par la suite) est une filiale financière de l’État ; elle lui verse ses dividendes ; elle garantit le financement du déficit public[1]. L’annulation des titres publiques détenus par la BdF n’aurait aucun impact pour les agents privés ; elle n’aurait donc aucune conséquence macroéconomique ; elle n’ouvrirait aucune marge de manœuvre, ni sur le plan réel, ni sur le plan financier. La BdF a financé l’achat des titres publics par la croissance des dépôts des banques commerciales auprès d’elle, dépôts qu’elle doit rémunérer à son taux directeur (4% aujourd’hui). Si la BdF annulait les titres publics qu’elle détient, elle devrait toujours rémunérer ces dépôts ; son compte d’exploitation serait structurellement déficitaire ; elle ne verserait plus de dividendes à l’État et devrait, sans doute, solliciter une subvention pour équilibrer son compte d’exploitation. La charge des intérêts versés par l’ensemble État +BdF, comme la dette nette de l’ensemble État +BdF, ne serait pas réduite. Par ailleurs, l’État fixe le déficit public en fonction de considérations budgétaires ou macroéconomiques ; il peut toujours faire « rouler » sa dette ; devoir rembourser les titres arrivant à échéance (à la BdF ou aux autres détenteurs) n’est en rien une contrainte pour lui.

La BdF refinance les banques, mais elle n’a pas vocation à accorder directement du crédit aux agents non financiers ; ce n’est pas son rôle ; c’est celui des banques commerciales ou des banques publiques d’investissement. Elle a encore moins vocation à distribuer des subventions ; une banque fait des prêts, pas des subventions ; c’est l’État, responsable de la politique budgétaire, qui décide et verse des subventions. Comment imaginer qu’un organisme, la BdF en l’espèce, fasse des dépenses sans aucune ressource structurelle pour les financer ? qu’elle mène une politique budgétaire autonome ? Les dépenses financées par la BdF s’ajouteraient aux dépenses financées par l’État ; elles n’ouvriraient pas de marges de manœuvre spécifique ; c’est l’ensemble que la politique budgétaire devra piloter.

Mais, surtout, que les dépenses publiques soient initialement subventionnées par l’État ou par la BdF, n’en changerait ni l’impact macroéconomique, ni l’impact financier pour les agents du secteur privé. Ex post, ceux-ci ne détiendraient pas plus de monnaie Banque centrale, parce que le financement initial de la dépense aurait été assuré par la BdF. Il est absurde d’écrire que, dans ce cas, il y aurait de la monnaie gratuite libre de dette. Dans le cas d’un financement par l’État, celui-ci émet des titres que la Banque centrale peut détenir ; dans le cas d’un financement par la Banque centrale, celle-ci porterait, seule, la dette publique, mais le montant de la dette publique et ses formes de détention par les agents privés seraient les mêmes. Les ménages arbitreraient de la même façon entre la monnaie non rémunérée, les dépôts rémunérés et les titres publics ou privés.

Les partisans de la pseudo théorie de la monnaie-dette, prétendent que, dans le système actuel, la monnaie est fragile en raison du remboursement des dettes qui détruit de la monnaie ; que c’est le besoin de monnaie pour faire circuler le produit qui explique la croissance des dettes, qui, devant être rémunérés au taux d’intérêt,  induisent un besoin de croissance du PIB, nuisible à l’environnement ;  qu’il faut rompre le lien entre la monnaie et la dette ; que l’État pourrait se financer grâce au pouvoir monétaire gratuit de la BdF, qui ne génère pas de dette. Les deux ouvrages analysés ici s’inscrivent dans ce courant. Ils ne voient pas que l’ensemble des actifs financiers (dont la monnaie[2] n’est qu’une faible part) a pour contrepartie l’ensemble des passifs financiers, de sorte que la monnaie a toujours une contrepartie en termes de dette, mais que cette contrepartie n’est, elle-aussi, qu’une faible part de l’ensemble des dettes, de sorte que ce n’est pas le besoin de monnaie qui peut expliquer la croissance des dettes. La monnaie est toujours un droit sur le produit futur et donc une dette de la société envers son détenteur. Il n’existe pas de monnaie libre de dette.

 

Un désendettement sans douleur grâce à l’émission monétaire ?

L’ouvrage de Dufrêne soutient une thèse grandiose, mais évidemment fausse. Il serait possible de se libérer de la dette publique en la faisant porter par la Banque centrale, en lui faisant annuler les titres publics qu’elle détient et en lui faisant prendre en charge certaines dépenses publiques. Se glorifiant d’avoir élaboré une « théorie de la monnaie émancipatrice » qui permettrait un « désendettement sans douleur », l’auteur ne fournit aucun schéma précis ; il ne présente ni TEE (tableau économique d’ensemble), ni TOF (tableau d’opérations financières) cohérents. Il ne voit pas que sa proposition ne modifie ni les comptes réels ou financiers des agents privés, ni l’endettement global de l’économie, ni les contraintes portant sur la politique budgétaire de l’État, ni la charge d’intérêt de l’ensemble État + BdF. Elle ne ferait que faire passer une partie de la dette publique au passif de la BdF, sans en modifier ni le niveau, ni la structure. Son absence de cadre macroéconomique lui permet d’avancer des propositions irréfléchies : la partie de la dette publique détenue par la BdF pourrait être transformée en investissements publics : la monnaie libre de dette pourrait remplacer les impôts ou financer le revenu universel. Chacune de ces propositions entrainerait une hausse incontrôlable de la demande et du déficit public.

 

Un nouveau monde de création monétaire ?

Dans la même veine, JCSa proposent un nouveau mode de création monétaire, la monnaie volontaire. La Banque centrale créerait de la monnaie pour financer une Caisse de développement durable (CDD) qui subventionnerait, à fonds perdu, des dépenses et des investissements nécessaires mais non financièrement rentables (en particulier ceux liés à la transition écologique). Elle créerait ainsi de la « monnaie libre de dette, c’est-à-dire sans obligation de remboursement ».

En fait, ces dépenses non rentables sont déjà collectivement prises en charge : elles sont financées par l’État (ou les collectivités locales), soit par des impôts, soit par le déficit (donc la dette publique), le partage dépendant des nécessités de l’équilibre macroéconomique. Une grande partie de la « création monétaire » se fait déjà par le déficit public, donc en dehors de considération de rentabilité, pour poursuivre des objectifs sociaux, ce que JCSa semble ignorer. De ce point de vue, la monnaie volontaire existe déjà.  Mais ce n’est, ni une monnaie gratuite, ni une monnaie libre de dette.

Proposer qu’une partie des dépenses et investissements publics soient pris en charge par des subventions de la Banque centrale est sans intérêt et irréaliste. Du point de vue macroéconomique et financier, il n’y a aucune différence entre un financement par subvention de la Banque centrale et un financement par le déficit public. La hausse des actifs financiers détenus par les agents non financiers comme celle de la dette publique serait la même. Il n’y aurait pas création spécifique de « monnaie libre de dette », ce qui est un oxymore. Certes, les actifs monétaires ne sont pas remboursables à une échéance fixe ; c’est pire, ils sont remboursables à vue. Un billet de banque peut à tout moment être utilisé pour obtenir des biens ou des services.  L’État n’a lui aucune contrainte de remboursement de la dette publique : il peut faire rouler les titres arrivés à échéance puisque la Banque centrale et les SVT garantissent que son financement est toujours assuré. Il est absurde de prétendre que le financement par titre augmenterait la dette publique, mais pas le financement par une Banque centrale, elle-même financée par des dépôts des banques commerciales.

Par ailleurs, ce n’est pas parce que la création monétaire s’effectuerait par des subventions de la Banque centrale que les détenteurs en dernier ressort des actifs monétaires et financiers ainsi créés détiendraient plus de monnaie centrale non rémunérée. La Banque centrale ne pourrait pas financer ses subventions par une monnaie volontaire, non rémunérée, qu’aucun agent ne voudrait détenir ; elle devrait se financer par des dépôts des banques rémunérés au taux directeur (4% aujourd’hui). Son compte d’exploitation serait en perpétuel déséquilibre si elle n’a pas de ressources en face de cette dépense.

Que le financement ex ante des investissements verts s’effectue par une subvention de l’État ou de la Banque centrale ne modifierait en rien leur impact macroéconomique et financier, sauf quant à la localisation de la dette publique, au passif de l’État ou de la Banque centrale, filiale financière de l’État. On ne peut donc prétendre, comme JCSa que « un financement par endettement de l’État et un autre par émission de monnaie sans dette par la banque centrale ne sont nullement équivalents : l’un augmente la dette, l’autre non », que le premier nous « enferme dans la croissance », que le second crée « de la monnaie désencastrée de la dette ». Les deux types de financement sont équivalents. La Banque centrale ne peut pas émettre de monnaie volontaire sans dette. Là aussi, une simple analyse à l’aide d’un TOF aurait permis à JCSa de le constater. Son projet ne créerait pas une « monnaie à mission », au mieux un « financement à mission », mais ce ne serait pas une nouveauté par rapport au financement actuel des infrastructures publiques, des investissements des collectivités locales ou des HLM. Contrairement à ses proclamations, la proposition de JCSa ne permettrait en rien de changer la monnaie.

 

Une banque centrale en déficit…

S’appuyant sur un texte de la BRI, qui relate des situations où certaines Banque centrale ont eu un bilan déséquilibré du fait de pertes importantes, Dufrêne et JCSa proclament qu’une Banque centrale peut avoir un compte d’exploitation perpétuellement déficitaire et un bilan déséquilibré. Mais, c’est aussi le cas de l’État, qui peut toujours avoir un déficit budgétaire et une dette publique. La question pertinente est : quelle serait la différence entre une situation A – dette publique 1000 ; bilan de la Banque centrale équilibré – et une situation B – dette publique 800 ; dette nette de la Banque centrale : 200 ? La réponse est qu’il n’y aucune différence, de sorte qu’il est absurde de prétendre réduire la dette publique en créant une dette de la Banque centrale.

La faiblesse de la demande par rapport aux capacités de production rend souvent nécessaire une politique budgétaire expansionniste. Celle-ci est normalement mise en œuvre par l’État, donc par le déficit public, sachant que le financement de ce déficit est toujours être garanti par la Banque centrale, sachant que ce déficit doit être calibré pour ne pas être excessif. Un financement direct par la Banque centrale aurait exactement le même impact macroéconomique et financier. Il faudrait lui aussi le calibrer pour qu’il ne soit pas excessif compte-tenu des politiques monétaires et budgétaires mis en place par ailleurs. Qui en aurait la responsabilité ? En cas d’un niveau excessif de demande, il faudrait mettre œuvre des politiques restrictives ; qu’une partie de la dette soit fictivement logée dans les comptes de la Banque centrale ne changerait pas cette nécessité. Certes, dans la zone euro, ont été mises en place des règles budgétaires numériques, sans fondement, qui prétendent limiter le déficit et la dette publics. Ce sont ces règles qu’il faut mettre directement en question. Proposer de passer par la BCE ou la BdF, organismes qui prônent l’austérité budgétaire, pour masquer le montant du déficit public ou de la dette publique est une stratégie vouée à l’échec.

Certes, il faut dégager des ressources pour financer la transition écologique. C’est de la responsabilité des États que de faire les arbitrages nécessaires, et de le faire de la manière la plus démocratique possible, après un débat public. La Banque centrale n’a pas de ressources magiques ; ce n’est pas à elle qu’il incombe de faire les choix sociaux ; ce n’est pas elle qui peut organiser le débat démocratique.

Certes, il faut mettre le système bancaire et financier au service de la transition écologique. Cela ne passe pas par des artifices au niveau de la Banque centrale. C’est au niveau de la réglementation et de la fiscalité qu’il faut agir pour que les investissements verts deviennent plus rentables que les investissements bruns. C’est au niveau des banques en développant un système bancaire et financier public, en modifiant les critères de distribution du crédit des banques commerciales, en leur imposant de tenir compte des perspectives de la planification écologique.

 

[1] Certes, la BdF n’a pas le droit de financer directement l’État, mais les SVT (Spécialistes en Valeurs du Trésor) ont l’obligation d’acheter tous les titres que l’État veut émettre, sachant qu’ils pourront se financer auprès de la BdF si nécessaire. Ainsi, en 2020, l’État a pu émettre, sans difficultés, 360 milliards d’euros de titres à un taux moyen légèrement négatif.

[2] Par ailleurs, la frontière de la monnaie dans l’ensemble des actifs financiers est arbitraire. L’important n’est pas la monnaie, en tant que telle, mais la quantité et l’orientation de l’ensemble des financements.

 

Cet article a été publié sur Variances le 12 février 2023.