L’une des difficultés posées par le concept de « néolibéralisme » est qu’il n’existe pas de « bible » du néolibéralisme, ni d’école de pensée se réclamant clairement de cette obédience. Friedrich Hayek et Milton Friedman, que l’on classe en général parmi les membres les plus influents de la mouvance néolibérale, n’ont par exemple jamais revendiqué cette étiquette et emploient très rarement ce terme. Tous deux se réclamaient du « libéralisme » tout en précisant « au sens européen du terme », afin de se démarquer de la définition américaine qui renvoie à des politiques keynésiennes défendant l’État social. C’est également « l’ordre libéral » que défend le Statement of Aims (l’énoncé des objectifs) de la Société du Mont Pèlerin que les deux économistes ont fondée en 1947 et présidée. Dès lors, pourquoi parler de « néolibéralisme » plutôt que de « libéralisme » lorsqu’on se réfère aux conceptions théoriques et doctrinales de ces auteurs ?

Certains affirment que qualifier Friedman et Hayek de « néolibéraux » serait une manière de dévaloriser leur pensée et trahirait une représentation péjorative et militante du libéralisme contemporain. Pourtant, Philip Mirowski ou encore Serge Audier rappellent qu’au sein de la Société du Mont Pèlerin, beaucoup se qualifiaient eux-mêmes de « néo-libéraux » au début des années 1950 et que le terme fut au centre des débats, parfois conflictuels, qui secouèrent l’institution jusqu’au schisme de 1962. Ce n’est qu’à la fin des années 1950 que la plupart des membres de la Société renoncèrent au qualificatif de « néo-libéral » afin d’insister sur la continuité qui les liait aux auteurs du libéralisme classique12.

Cette continuité est-elle usurpée ou réelle ? Le néolibéralisme constitue-t-il un renouveau libéral ou un libéralisme de nature différente ? Ceux qui invoquent le concept le font pour marquer une distinction avec le libéralisme classique. C’était bien le cas des premiers néolibéraux pour lesquels la « refondation » du libéralisme était une priorité. Ainsi, dans le manifeste ordolibéral de 1936, ou lors du colloque Lippmann de 1938, l’accent est mis sur l’importance du cadre légal pour le fonctionnement des marchés. À la différence des libéraux classiques pour lesquels le marché serait une institution naturelle susceptible de s’épanouir en l’absence de l’État, les néolibéraux de cette époque concevaient le marché comme une institution artificielle qui ne pourrait survivre de manière autonome et qui, pour cette raison, nécessite que l’État construise l’environnement institutionnel qui lui est nécessaire. C’est cette vision profondément différente du marché qui marque, à l’origine, la différence entre libéraux et néolibéraux.

Ces débats des années 1930 sont-ils toujours d’actualité ? Comme le montre le philosophe Serge Audier, la pensée néolibérale a elle-même beaucoup évolué depuis cette époque, et tous les néolibéraux n’ont pas eu les mêmes points de vue sur les fonctions de l’État et son rôle économique. Aussi, lorsqu’on évoque aujourd’hui le néolibéralisme, cela ne signifie pas forcément qu’on le définisse à la manière des participants du colloque Lippmann. C’est ce qui explique que le mot « néolibéralisme » soit employé de manière parfois très variée. La manière la plus répandue d’appréhender le néolibéralisme est d’en faire une forme partielle et dénaturée de libéralisme. Dans cette acception, le néolibéralisme négligerait les visées politiques et émancipatrices du libéralisme classique au profit de recommandations essentiellement économiques. Le régime de Pinochet au Chili (1973-1990) est ainsi qualifié de « néolibéral » dans le sens où il défendait les libertés économiques tout en restreignant les libertés politiques. Le néolibéralisme se révèlerait alors comme un libéralisme dogmatique, marqué par la radicalisation de ses propositions économiques. On retrouve cette approche chez Joseph Stiglitz ou Dani Rodrik qui qualifient tous les deux le néolibéralisme de « fondamentalisme de marché ». Selon d’autres approches, le néolibéralisme ne procèderait pas d’une vision altérée du libéralisme mais d’une doctrine fondamentalement différente, voire opposée. L’un des aspects de cette opposition concerne son rapport aux institutions. Alors que le libéralisme classique défend l’État-nation comme cadre d’épanouissement de la démocratie libérale, le néolibéralisme tendrait à dépasser ce cadre en organisant l’unification économique du monde. Ainsi, le but du néolibéralisme serait d’instaurer un ordre mondial permettant de mieux réguler, voire de limiter, la démocratie et les nationalismes en les insérant dans un système de concurrence internationale. Cette conception du néolibéralisme se fonde à la fois sur l’histoire des idées et sur celle des organisations et des réseaux d’influence qui cherchent à défendre et à mettre en œuvre la mondialisation. C’est dans cette veine que s’inscrit par exemple le travail de l’historien Quinn Slobodian.

Une autre façon de concevoir le néolibéralisme est de le rattacher à l’histoire sociale et politique et de l’appréhender comme un instrument au service de groupes d’intérêts conservateurs dans le cadre d’une bataille idéologique. Dans cette approche, le néolibéralisme serait une idéologie assez plastique, ayant peu de cohérence intellectuelle mis à part la défense de quelques grands principes tels que la propriété privée, l’organisation concurrentielle du marché et la lutte contre le collectivisme. Cette vision est notamment défendue par le géographe David Harvey dont la thèse est que le néolibéralisme aurait surtout permis une refondation doctrinale de la pensée conservatrice au tournant des années 1970-1980. Dans une acception légèrement différente, et sans nier la démarche politique des partisans du néolibéralisme, Philip Morowski le définit comme un « collectif de pensée » organisé autour de la Société du Mont Pèlerin. Selon lui, le néolibéralisme constituerait « une entité pluraliste (dans certaines limites) s’efforçant de se distinguer de ses trois principaux ennemis : le libéralisme classique du laissez-faire, le libéralisme de la protection sociale et le socialisme ».

L’une des approches les plus répandues du néolibéralisme, à tout le moins dans le milieu des sciences humaines et sociales, est de l’appréhender comme une nouvelle conception du monde relevant à la fois de l’art de gouverner mais aussi, plus largement, de la manière dont l’individu s’inscrit dans la société. Cette vision du néolibéralisme, très directement inspirée des conférences de Michel Foucault sur la biopolitique, met l’accent sur ses dimensions culturelles et sur ses effets sociologiques. Le néolibéralisme, ainsi compris, entendrait bâtir une société de concurrence généralisée au sein de laquelle l’individu serait amené à devenir un entrepreneur de lui-même, « étant à lui-même son propre capital, étant pour lui-même son propre producteur, étant pour lui-même la source de [ses] revenus », explique Foucault. On retrouve cette approche chez les philosophe et sociologue Pierre Dardot et Christian Laval qui définissent le néolibéralisme comme « une certaine norme de vie ». Selon eux, cette norme « enjoint à chacun de vivre dans un univers de compétition généralisée, elle somme les populations d’entrer en lutte économique les unes contre les autres, elle ordonne les rapports sociaux au modèle du marché, elle transforme jusqu’à l’individu, appelé désormais à se concevoir comme une entreprise ». S’inspirant elle aussi de l’approche foucaldienne, Wendy Brown appréhende le néolibéralisme comme une force sociale poussant à l’entrepreneuriat de soi-même dans un espace social réduit à un système de marchés : « l’une des façons dont le néolibéralisme diffère du libéralisme économique classique est que tous les domaines sont des marchés, et que nous sommes partout présumés être des acteurs du marché. […] Dans la raison néolibérale, la concurrence remplace l’échange comme principe fondamental […].

L’objectif constant et omniprésent du capital humain, qu’il s’agisse d’étudier, de faire un stage, de travailler, de planifier sa retraite ou de se réinventer dans une nouvelle vie, est d’entreprendre, de gagner en valeur et d’améliorer sa cote ou son classement ».À l’heure des réseaux sociaux et du personal branding, cette approche culturelle du néolibéralisme éclaire de nombreux enjeux contemporains. Elle tend néanmoins à surinterpréter et à déformer certains aspects de la pensée néolibérale qui ne sont pas toujours les plus essentiels dans la littérature (…)

Cela m’a conduit à proposer une définition fondée sur les points suivants :

  • Premièrement, le néolibéralisme est une doctrine, c’est-à-dire un ensemble de principes relativement cohérents entre eux et chargés de guider l’action…
  • Deuxièmement, pour qu’il soit justifié de parler de doctrine néolibérale, il faut qu’il soit possible de la distinguer clairement du libéralisme classique, ce qui revient à être capable d’identifier des propositions qui seraient compatibles avec le libéralisme classique mais incompatibles avec le néolibéralisme, et vice-versa.
  • Troisièmement, le néolibéralisme, comme toute doctrine, est nécessairement incomplet et admet des marges d’interprétation. Ainsi, il est normal de trouver une certaine pluralité de propositions à partir du moment où les grands principes du néolibéralisme sont respectés… Enfin, le néolibéralisme concerne essentiellement des politiques économiques, et plus particulièrement le rôle de l’État dans l’économie. Autrement dit, au contraire du libéralisme, le champ dont le néolibéralisme cherche à évaluer la conformité est relativement restreint.

Ces points étant établis, il est à présent possible de proposer une définition du néolibéralisme la plus claire possible, qui permettra de savoir de quoi on parle précisément dans cet ouvrage. Le néolibéralisme repose sur un principe fondamental, celui des prix de marché. Dans la vision néolibérale, un prix est un prix de marché s’il est le résultat des forces combinées de l’offre et de la demande. Le prix de marché s’oppose au prix administré et au prix de monopole. Les prix ont ainsi deux fonctions. La première est d’être le réceptacle des comportements économiques et de s’ajuster en fonction des besoins exprimés. Par exemple, lorsque la demande d’un produit s’accroit sur un marché, son prix augmente. La seconde est que, par leurs variations, les prix modifient les incitations, ce qui contribue à ajuster les comportements en retour. Les prix de marché constitueraient ainsi un mécanisme de coordination sociale…