La rétention de cash de la part des entreprises a considérablement augmenté en tendance longue depuis les années 2000[1], en particulier hors d’Europe et des États-Unis. Les investisseurs parlent péjorativement de cash hoarding et voient cette tendance d’un mauvais œil. Pourtant, il peut exister de bonnes raisons à la rétention de cash : elle peut favoriser la réactivité pour entreprendre des projets créateurs de valeur, ou protéger l’entreprise en cas de chocs non anticipés. L’article que nous présentons ce mois[2] donne toutefois raison à l’intuition des financiers. En étudiant une réforme fiscale en Corée, l’article montre que le fait de décourager la rétention de cash a des effets globalement vertueux sur la valorisation des entreprises.

La méthode empirique utilisée est appelée par les chercheurs une « expérience naturelle ». Il est difficile en finance de mener des expériences en laboratoire destinées à mesurer un phénomène. Il existe toutefois des réformes réglementaires ou fiscales qui offrent aux chercheurs un terrain d’étude semblable à une expérience. Les auteurs de l’article ont utilisé ici une réforme fiscale mise en place en Corée du Sud en 2014. La réforme consistait à taxer à hauteur de 10 % le cash retenu par les entreprises après augmentations de salaires, investissements et distribution (dividendes ou rachats d’actions). L’objectif affiché de la réforme était de réduire cette rétention de cash, supposée nuisible sur le plan macroéconomique.

La première partie de l’étude s’attache à mesurer l’efficacité de la réforme sur son objectif. L’expérience naturelle permet de recourir à une analyse difference-in-differences qui consiste à comparer l’évolution de la rétention de cash des entreprises soumises à la réforme (celles dont les capitaux propres comptables dépassent les 50 M$) avec celle des entreprises non soumises. Le résultat est sans appel : la réforme produit l’effet escompté. L’accumulation de cash est réduite de moitié (pour les entreprises concernées) après la réforme. Le cash est dépensé principalement en distribution aux actionnaires (+30 %) et en investissements (+20 % à 30 %), mais aussi en augmentations de salaires. Notons au passage, même si ce n’est pas l’objet de l’article, que ces résultats montrent une nouvelle fois que les dividendes ne sont l’ennemi ni des salaires ni des investissements et que l’arbitrage se fait entre distribution et rétention de cash. En taxant la rétention de cash, la réforme réduit le désavantage fiscal associé à la distribution, et l’objectif est atteint.

Tout cela ne signifie pas pour autant automatiquement que cette réforme est positive. Si le cash est dépensé inutilement pour éviter la taxe, en particulier dans des investissements destructeurs de valeur, il est possible que la valorisation des entreprises s’en trouve négativement affectée. Ce n’est pas ce que trouve l’étude ; elle confirme au contraire que le fait d’inciter à l’utilisation ou la distribution du cash est favorable à la valorisation. Après prise en compte de l’effet mécanique des dividendes, la diminution de la rétention de cash des entreprises concernées se traduit par une rentabilité anormale de 2 %. Plus parlant encore, un dollar de cash dans les caisses de l’entreprise était valorisé 62 cents avant la réforme, et 92 cents après. La destruction de valeur liée à l’excès de cash est donc considérablement réduite, et la rétention après la réforme devient presque optimale du point de vue de la valeur.

Dans la seconde partie, les auteurs analysent la source de la sous-optimalité antérieure. Deux effets prévus par la théorie expliquent le phénomène. D’abord, le biais comportemental lié à une crainte excessive des crises. Les entreprises ayant subi un manque de cash au moment de la crise asiatique avaient tendance à thésauriser à l’excès par motif de prudence ; en valeur, ces entreprises bénéficient davantage de la réforme que les autres.

Ensuite, les conflits d’agence liés à une mauvaise gouvernance peuvent inciter les dirigeants à conserver trop de cash. L’étude montre que les entreprises soumises à ce genre de problème conservent moins de cash après la réforme, mais que c’est aussi le cas des entreprises sans problème de gouvernance. Toutefois, l’effet positif sur la valeur n’est observé que pour les entreprises sans problème de gouvernance. Les auteurs supposent que le cash y est mieux utilisé, et que là où les conflits d’agence subsistent, la réforme peut inciter à mettre en œuvre certains projets à valeur actuelle nette négative.

Finalement, l’article montre qu’une réforme consistant à introduire une taxe supplémentaire sur les entreprises peut se traduire paradoxalement par une hausse de leur valeur. L’idée est que, dans le cas étudié, cette taxe est destinée à atténuer une distorsion favorable à la rétention de cash, dans un monde où les entreprises ont déjà tendance à thésauriser de manière excessive. Prudents, les auteurs rappellent tout de même qu’au niveau de l’entreprise l’effet d’une réduction de la rétention de cash dépend évidemment de l’usage qui est fait de ce cash. Il ne s’agit surtout pas d’inciter les entreprises à dépenser pour dépenser ni investir pour investir !

 

[1] Voir par exemple le graphique de la page 846 du Vernimmen 2024.

[2] H. B. Kim, W. Kim et M. Kronlund, « Do corporations retain too much cash? Evidence from a natural experiment », The Review of Financial Studies, 2023, vol.36(7), pages 2839 à 2877.

 

Cet article a été initialement publié dans la Lettre Vernimmen.net n°212 (octobre 2023). Il est repris par Vox-Fi avec une autorisation.