Quand j’étais un jeune banquier, on m’a appris qu’une banque, lorsqu’elle faisait un crédit, devait s’assurer de sa « sortie » (l’emprunteur devait être en mesure d’en assumer les échéances sur ses revenus) ; que le recours aux garanties, certes indispensable, était un ultime recours et signait un « échec » du banquier, et qu’il fallait toujours envisager les situations extrêmes qui, même peu probables, avaient néanmoins une chance de se réaliser sur la durée de vie du prêt : dans un métier où les marges sont faibles, la queue de la distribution de remboursement est essentielle.

En 2008, lors de la crise des subprimes, de nombreux banquiers comptaient uniquement sur la valeur de leurs gages pour évaluer la solvabilité de leurs emprunteurs et le bien-fondé de leur crédit : mal leur en a pris. Quinze années plus tard, la panique bancaire du mois de mars, autour des banques moyennes américaines, les SVB, Signature, First Republic, nous fait-elle revivre un scénario voisin ?

On nous explique en effet que les déposants se sont sentis en risque du fait de l’impact de la hausse des taux sur la valeur de leurs actifs (crédits et titres) à taux fixes consentis lorsque les taux étaient bas, dépréciés en valeur de marché du fait de cette hausse, d’autant plus qu’elle a été rapide et qu’il n’a fallu que 18 mois pour que l’on passe de 0 à 5 % aux États-Unis (et de -0,5 à 3,5 en zone euro). Les dépôts étant un crédit fait par un client à sa banque, dont le collatéral est constitué des actifs de ladite banque, lorsque le collatéral se déprécie, ils ont moins de chance d’être remboursés.

 

Quatre objections

Il y a au moins quatre objections à ce raisonnement.

Primo, les actifs des banques ne se limitent pas aux crédits ou titres à taux fixes, et ce qui compte, c’est la valeur des actifs face à celle des passifs, c’est-à-dire les fonds propres.

Secundo, les crédits peuvent être conservés jusqu’à leur échéance et remboursés sans aucune perte pour les banques. La dépréciation ne vaut que dans une optique de liquidation immédiate.

Tertio, dans la logique précédente, Philipp Schnabl, de la NYU (New York University), a fait un calcul sommaire pour les banques américaines : 17.000 milliards de dollars d’encours de crédit, une duration moyenne de cet encours supposée de 4 ans, 2,5 % de hausse des taux d’intérêt à long terme, cela fait 1.700 milliards de dollars de perte de valeur à l’actif. Un calcul similaire sur les banques de la zone euro donnerait une dépréciation autour de 900 milliards d’euros. Tout ceci à comparer à 2.200 milliards de fonds propres aux États-Unis, et 1.600 milliards en Europe.

Quarto, raisonner sur le seul actif est absurde, une banque est un intermédiaire, les crédits font les dépôts, et les grands bienfaiteurs de la hausse des taux pour une banque, ce sont les dépôts. Sur 17.500 milliards de dépôts aux États-Unis, des prêts à 0 % placés à 5 % rapporteraient 875 milliards de dollars par an. Un calcul similaire en Europe (3,5 % sur 10.000 milliards de dépôts à vue) donne 350 milliards d’euros par an. Si l’on néglige le (court) délai nécessaire pour engranger les intérêts, en trois années d’un côté de l’Atlantique comme de l’autre, le résultat est le même : la valeur des banques est accrue par la hausse des taux. Pour autant toutefois que les dépôts ne disparaissent pas du bilan des banques.

 

Erreurs de gestion

Est-ce à dire que la panique était irrationnelle ? Non. La hausse des taux justifie la recherche de meilleurs rendements par les déposants, les erreurs grossières de gestion et de management de SVB, ou l’incapacité des patrons de Credit Suisse à redresser leur banque en quinze années ont déclenché la panique. Et, dès lors qu’une logique de run se met en place, elle est auto-réalisatrice, et il devient rationnel de retirer ses dépôts avant les autres.

Le marché voit les banques selon sa logique, comme un portefeuille d’actifs évalués à chaque instant en valeur liquidative, comme un titre sur un marché secondaire. La banque se voit comme un intermédiaire entre le désir de liquidité et de sécurité des déposants et le besoin de mener des projets risqués et à moyen terme des entreprises. Transformation des termes et prise de risque sont sa fonction sociale et c’est pour cela qu’elle doit être étroitement régulée.

Ce que cet épisode nous révèle, c’est que l’immersion des banques dans les marchés transforme la logique de leur modèle : non d’acheter des actifs dans le but de les vendre pour faire une plus-value, comme un trader, mais financer des projets risqués, les porter sur leur bilan, accompagner des clients sur la durée.

La comptabilité IFRS a beau prendre en compte cette différence entre les éléments du bilan (dépôts et crédits) à évaluer au coût historique et ceux (les titres de marché) à mesurer en « juste valeur », rien n’y fait. En période agitée, la logique du marché s’impose. Et, comme on ne peut prévoir les périodes agitées, cette logique s’impose de manière permanente. Ce doit être une motivation supplémentaire à faire de la « bonne banque », pour éviter d’en arriver là. Car, si la grande crise financière a démontré quelque chose, c’est que le rêve d’éclater la banque en un portefeuille d’activités de marché pouvait se transformer en cauchemar.

 

Cet article a été publié sur L’Agefi le 28 avril 2023. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation.