S’interroger sur les formes d’organisation du travail et le mode de management des entreprises a longtemps été une impasse du débat public. Ce constat, posé en ouverture de l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? (Presses de Sciences Po, 608 pages, 22 euros), établit que, en raison des bouleversements cristallisés par la crise du Covid-19, il n’est plus envisageable aujourd’hui de maintenir en l’état nos organisations et nos manières de les faire fonctionner. Pour autant, si la nécessité de remise en cause de nos schémas managériaux actuels semble inéluctable, le chemin à emprunter pour y parvenir est nettement plus complexe.

Le temps où Henri Fayol (1841-1925) et Frederick Taylor (1856-1915) définissaient un management dépersonnalisé, fondé sur la procédure, la verticalité et la définition des tâches, n’est pas si loin. Les évolutions de ce modèle, finalement assez cohérent et, par certains côtés, efficace, ont amélioré le concept pour le rendre plus efficient – ou plus acceptable –, mais ont formaté les organisations de travail en actant un élément central que la crise du Covid-19 a remis en cause : l’unité de lieu, d’action et de temps.

Le management d’aujourd’hui a conservé une dimension « physique » déterminante. La survenance d’un monde hybride du travail, à la fois en présentiel et à distance, vient finalement toucher au cœur la pensée managériale dominante dans sa structure même, qui la rendait inséparable de l’organisation du travail. Pour le moment, cette transformation profonde concerne un quart des salariés, mais cette part pourrait atteindre la moitié, selon une enquête de 2021 de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines.

 

Injonctions paradoxales

La réalité démographique et la numérisation accélérée viennent bousculer un ordre établi que le chômage de masse et les modèles de protection sociale avaient gelé. Depuis les années 1980, la succession des crises a conduit les organisations à maintenir en l’état un fonctionnement managérial parfois contestable mais peu contesté, car centré sur la nécessité de trouver puis de conserver un emploi, malgré une insatisfaction grandissante du lien au travail. Le rejet de la réforme des retraites semblait dire : « Travailler plus longtemps, pourquoi pas, mais pas dans ces conditions. »

Dans un article consacré aux effets du « management de proximité », Laurent Cappelletti, professeur au CNAM, indique que la qualité de vie au travail se mesure par six critères : les conditions de travail, l’organisation, la communication-coordination, la gestion du temps, la formation et l’évolution professionnelle, et la mise en œuvre stratégique. Le management est le moyen de mettre en marche de manière cohérente ces éléments. Mais la configuration a changé : la n du chômage de masse remet en cause ce dispositif classique, avec des individus plus conscients de leur pouvoir vis-à-vis des organisations, de leur capacité à imposer des changements structurels selon des critères qui leur sont propres. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce sont souvent les métiers les plus contraignants qui ont ressenti en premier les pénuries de recrutement.

Nous devons donc changer le logiciel de management, aujourd’hui fondé sur la hiérarchie, le pouvoir et le « dispositif », comme le démontre Marie-Anne Dujarier, professeure à l’université Paris Cité, dans son article « Le paradoxal déploiement du management par les dispositifs ». Nous gagnerions à privilégier la coopération à la subordination pour faire du management un moyen de faire fonctionner ensemble des individus, et non pas comme un dispositif pour coordonner leurs tâches. Nous reviendrions ainsi à l’étymologie du mot « management » : « ménager », ou prendre soin d’un être vivant pour qu’il survive et se développe au mieux.

Le premier critère de qualité managériale ne peut plus être le constat de la performance économique, mais une combinatoire socio-économique durable. La nouvelle pensée managériale se doit de réviser le principe du process ou dispositif qui réduit l’activité managée à l’application de modèles soutenus et contrôlés par une structure permanente de reporting, pour se rassurer non pas sur la pertinence de l’activité mais sur le respect du process lui-même. Cette époque est révolue.

Repenser le management, c’est répondre à une aspiration forte : l’autonomie et une plus grande liberté dans l’organisation de son travail. La multiplication des échelons hiérarchiques a conduit peu à peu les organisations à découper les tâches à effectuer en autant d’étages, chacun n’ayant qu’un sous-élément des actions à mener, rendant ainsi difficile la perception du résultat final. Le management a perdu peu à peu son rôle premier, qui est de s’assurer que chacun a un rôle déterminé et irremplaçable dans la chaîne de valeur. En un mot, les excès de contrôle ont progressivement empêché l’individu de voir dans son travail autre chose qu’un emploi. Les premières victimes sont les manageurs de proximité, confrontés physiquement à ces frustrations sans disposer des moyens d’y répondre alors qu’une superstructure leur adresse des injonctions paradoxales et que des dispositifs « séparent la pensée de l’action, l’organisation des tâches et leur réalisation », selon Marie-Anne Dujarier.

La nouvelle pensée managériale doit reposer sur la confiance dans les compétences de l’individu. L’émergence de ce management changera le rapport au travail comme à l’entreprise et permettra une relation managériale fondée sur la coopération et la confiance, avec moins de subordination et de contrôle. Il ne se déploiera que dans le cadre d’une organisation apprenante qui fait de l’individu et de son employabilité le cœur de son projet.

Si le mode de management structure l’organisation du travail depuis plus d’un siècle, alors il est urgent de redéfinir cette nouvelle pensée managériale, qui, à son tour, impactera les organisations et transformera enfin le travail.

 

Cet article a été publié sur Le Monde le 13 octobre 2023.