Beaucoup d’études, particulièrement l’une venue de McKinsey, pointent une vive augmentation de l’endettement des entreprises ce qui, dans un contexte de remontée des taux d’intérêt, signifierait l’entrée dans une zone de forte fragilité financière. Est-ce exact ? Légitimement inquiet, le Conseil européen du risque systémique (CERS, entité européenne chargé de la surveillance macroprudentielle du système financier de l’Union) a demandé à son comité scientifique de regarder la chose à la loupe. Son rapport vient de paraître, très bien résumé sur le site Vox-EU. Il est beaucoup moins alarmiste.

Le graphique suivant permet de voir la différence des deux points de vue. Sa partie gauche (approche McKinsey) regarde la dette des entreprises en proportion du PIB ; le côté droit, au centre du rapport du CERS, privilégie le classique ratio de levier (gearing ratio), rapportant la dette au total des actifs, ceci à un niveau consolidé, tel que retracé par les comptes nationaux et différentes centrales des bilans d’entreprises. L’histoire racontée est clairement différente.

En particulier pour la France, si l’on se fie à l’image donnée en termes d’actifs plutôt que de PIB. Pour une part, la raison est statistique : la valeur ajoutée des entreprises (qui rentre dans le calcul du PIB) croît tendanciellement moins vite que les actifs au bilan des entreprises ; d’autre part, le PIB ajoute la valeur ajoutée des autres secteurs de l’économie, notamment l’État. Mais les auteurs de l’étude s’expliquent assez peu sur cet écart de perspectives.

Le directeur financier, quant à lui, a tendance à privilégier le ratio de levier (gearing ratio) ou encore le multiple dette/EBITDA, appelé en anglais le leverage ratio. (Attention à la confusion dans l’usage du mot levier/leverage, ceci pour remarquer que le terme « leverage » appliqué au ratio d’EBITDA vient de la pratique du monde du private equity et surtout du private debt, très focalisé sur la capacité à rembourser la dette sur la base du cash généré par l’entreprise plutôt que sur la valeur intrinsèque de l’entreprise.)

C’est pourquoi les deux graphiques suivants montrent les deux ratios (graphique A en termes de d’actifs ; graphique B en termes d’EBITDA), ceci à la fois en termes de dette brute et de dette nette, c’est-à-dire une fois qu’on a ôté, comme on le fait classiquement en analyse financière, le cash à la fois de la dette et de l’actif du bilan. Le cash est en effet le meilleur des collatéraux face à un endettement.

En s’excusant d’être technique dans tous ces préliminaires, mais c’est un rôle que n’hésite pas à prendre Vox-Fi, faisons cette autre remarque technique à destination des évaluateurs financiers : les auteurs du rapport introduisent le crédit commercial, c’est-à-dire la dette fournisseurs, dans le calcul de la dette, alors que l’usage des évaluateurs est de ne pas en tenir compte et de considérer les dettes fournisseurs comme élément (en négatif) du besoin en fonds de roulement (BFR). On privilégie ainsi une mesure de la solvabilité de l’entreprise, mais au détriment de la prise en compte de la contrainte de liquidité, c’est-à-dire de la capacité à faire face à court terme aux engagements financiers de l’entreprise. Après tout, la dette commerciale est de la dette, comme s’en aperçoivent les entreprises au bord de la cessation de paiement.

Les graphiques A et B, les voici enfin. Ils donnent à voir un endettement des entreprises qui reste contenu et, très clairement, un retournement de tendance à compter de la grande crise financière de 2008, ceci sur l’ensemble de l’UE.

Qu’est-ce qui explique ce retournement ?

On peut être soulagés d’une image moins dramatique de l’endettement des entreprises. Mais ce n’est pas forcément une bonne nouvelle. Les causes peuvent venir du côté de l’offre de crédit des banques. Il semble bien, dit le rapport, que le durcissement de réglementation bancaire après la grande crise financière les a poussées à être plus méfiantes sur le crédit aux entreprises. C’est d’autant plus crédible que les entreprises s’orientent de plus en plus vers les métiers de service en Europe et incluent davantage d’actifs incorporels à leur bilan. Or, les banques préfèrent des bons collatéraux, bien solides, ce qui les pousse à s’éloigner un peu du secteur des entreprises (crédit à l’investissement et crédits de trésorerie) et à privilégier les crédits immobiliers aux ménages. De fait, c’est la dette immobilière des ménages et de tout le secteur de l’immobilier qui est réellement préoccupante, sans parler de l’endettement croissant du secteur public.

Le marché obligataire est bien davantage ouvert aux entreprises, mais aux seules grandes entreprises. Les moyennes et petites dépendent essentiellement des banques. Le graphique suivant montre les spreads de crédit pour l’Union européenne, rapporté au coût de la dette souveraine allemande. On y voit pour une part que les spreads ont globalement été poussés à la hausse après la crise de 2008, reflétant la méfiance des banques, les contraintes réglementaires et des investisseurs davantage conscients des risques financiers ; on voit aussi à quel point les spreads moyens des banques se sont écartés des spreads obligataires.

La montée des actifs incorporels dans les bilans de entreprises a une autre conséquence, celle d’obliger les entreprises à accumuler plus de cash à leur bilan. Ceci explique que les ratios de dette nette évoluent plus favorablement que les ratios de dette brute. Du point de vue de la rentabilité financière, c’est une décision coûteuse qui pénalise le rendement des fonds propres. D’un point de vue assurantiel, c’est une sage décision, qui a bien sûr été renforcée par le bas niveau des taux d’intérêt : la perte d’opportunité lié à la détention de cash s’est réduite. En effet, si les banques sont plus regardantes pour financer des actifs non corporels ou pour faire des crédits de trésorerie, l’entreprise risque d’être prise de court en cas de stress financier, sauf à s’être bâtie un coussin de sécurité. Cette assurance devient évidemment plus coûteuse aujourd’hui et elle est, dans une perspective collective, une gâchis de ressources, montrant une imperfection du marché du crédit et un secteur financier jouant moins bien son rôle d’allocation de financement. On voit désormais le secteur des entreprises globalement prêteur (en flux) de ressources aux autres secteurs, dont le financement de l’État, puisque le gros de la trésorerie des entreprises est logé en actifs souverains réputés sans risque. Il y a donc une réallocation globale du crédit hors du secteur des entreprises vers celui des ménages et du secteur public. Il n’est pas certain que ce soit une tendance favorable à la croissance économique.

Les choses peuvent être vues aussi du côté de la demande de crédit des entreprises et il est difficile ici, comme souvent, de démêler la cause de l’effet. Les entreprises peuvent être moins poussées à investir en raison de perspectives plus médiocres de croissance rentable en Europe. Elles peuvent rester intéressées à délocaliser dans d’autres régions du monde. On peut mentionner aussi comme autre cause du côté de la demande de crédit la baisse tendancielle des taux d’IS dans les grandes économies. L’effet de levier est rendu moins intéressant puisque la dette est moins subventionnée par l’État.

Le rapport ne cherche pas à débrouiller cet ensemble d’explications, ce qui entrainerait des investigations plus complexes. Mais au total, au-delà des préoccupations statistiques et d’analyse financière, il ressort de ce rapport un tableau mitigé : s’il devait se produire une crise de la dette, elle ne viendrait probablement pas de la dette corporate. Le secteur des ménages ou les finances publiques sont beaucoup plus fragiles. Par contre, certains éléments structurels peuvent inquiéter : moins d’investissement, des perspectives médiocres en matière de croissance, des banques trop prudentes allant vers le crédit vers les ménages, une nature de bilan d’entreprise, liée à la montée de l’incorporel, moins facile à financer.