Jean-Luc Marion : Réflexions sur la valeur et l’évaluation
Les financiers, par chance pourrait-on dire, n’ont pas le monopole de la parole sur l’évaluation. D’autres qu’eux, particulièrement les philosophes, cherchent à cerner la notion. De quoi parle-t-on quand on dit qu’une chose a de la valeur ? Est-ce une valeur intrinsèque ou bien la projection d’un mode d’évaluation qui fait convention et par laquelle les gens reconnaissent de la valeur à l’objet, permettant au passage qu’il y ait échange ou équivalence de valeurs.
C’est un peu par hasard que le lecteur de Vox-Fi, feuilletant les pages d’un livre de 2017 du philosophe Jean-Luc Marion, découvrit cette longue citation que nous reproduisons ici. Jean-Luc Marion est un philosophe catholique très engagé, d’où le titre de son livre (Brève apologie pour un moment catholique, Grasset, 2017), ce qui n’enlève bien sûr rien du tout à la pertinence du texte cité (pp. 86-89 du dit livre).
Le Comité de rédaction
« Nietzsche l’a expliqué : « Que signifie le nihilisme ? Que les plus hautes valeurs se dévalorisent ». Mais il ne faut pas s’y tromper : les plus hautes valeurs ne se dévalorisent pas parce qu’elles perdraient leur valeur comme par une mauvaise magie, mais parce que, d’un coup, nous apercevons qu’elles ne consistent qu’en cela – leur valeur, grande ou petite, croissante ou décroissante, peu importe.
Peu importe en réalité, car toute valeur repose initialement sur une évaluation et ne détient aucune intrinsèque en elle-même. Par sa nature, la valeur n’existe jamais indépendamment de l’évaluation, cette dernière étant essentielle pour sa définition. La valeur est uniquement boursière, fluctuante et précaire, étant subordonnée à la cote quotidienne qui la détermine.
L’économie repose sur une possibilité d’abstraction, qui réduit toute chose à l’argent, à la monnaie, et met ainsi en équivalence ce qui en réalité n’a rien en commun ; d’où la possibilité de l’universel échange. Mais, plus essentiellement, cette équivalence et donc cet échange reposent sur l’estimation et l’évaluation, qui assignent à la chose abstraite (désormais justement appelé le produit, le résultat d’une transformation, d’une mise en évidence) sa valorisation – par une évaluation venue d’ailleurs. Toute valeur dépend de son évaluateur, qui l’apprécie ou la déprécie à sa guise et sans qu’elle y puisse elle-même rien. Tout peut prendre de la valeur et la perdre pour la même raison : on a spéculé et s’est ruiné pour des épices et des tulipes, comme pour des hommes réduits en esclavage (en objets évalués). Il ne s’agit pas tant de financiarisation de l’économie que d’évaluation de la totalité des choses du monde (dont cette financiarisation ne constitue encore qu’une figure particulière). En soi, la valeur n’a pas d’en-soi.
La valeur, résidu d’une chose aliénée à elle-même, résulte toute de l’évaluateur ; et celui-ci se borne à obéir à la logique totalisante de l’évaluation, dont il se fait l’ouvrier, le plus souvent involontaire. La valeur ne vaut rien, sinon ce que décide, à chaque instant, l’évaluation, vérité unique de toutes les valeurs, qui ne sont, en soi et chacune pour soi, rien. On comprend donc que nommer quelque chose une « valeur » indique qu’on la produit, la maîtrise et la domine du simple fait qu’on en décide sans recourir à elle. Qualifier quelque chose comme une « valeur » revient à la disqualifier comme telle.
Parler par exemple du vrai, du bon et du beau comme des valeurs revient à les disqualifier comme tels. Parler, entre autres, de l’être, de l’homme et de la vérité comme des valeurs les réduit à l’indignité de simples mots, insignifiants. Parler enfin de Dieu comme d’une valeur accomplit un énorme blasphème. On s’étonne d’entendre la classe politique (ou plutôt on ne s’en étonne même plus, tant on sait son ignorance des choses) proclamer fièrement qu’elle « défend ses valeurs », « se bat sur ses valeurs », etc. Car, si la liberté, l’égalité et la fraternité tombent au rang de « valeurs de la République », elles ne constituent déjà plus rien en elles-mêmes, mais partent en fumée, comme ces slogans que scandent certains et que d’autres huent. Rien de plus nihiliste à la racine, ni de plus conforme au nihilisme, que de proclamer des valeurs, puisque la valeur n’est déjà et précisément pas, pas en soi, pas du tout.
On pourrait répondre, dans l’espoir de s’arracher au nihilisme de toute valeur, qu’au moins sa réalité en soi, que la chose perd en devenant valeur, passe à l’évaluation, donc à l’évaluateur. L’évaluateur, qui apprécie et déprécie, concentre en soi toute la puissance d’évaluation, qui, elle, n’a pas de prix puisqu’elle les fixe tous ; et, n’ayant pas de prix, elle s’érige en universel et unique trésor de toute évaluation. Et certes, les maîtres de toutes les bourses raisonnent ainsi : hors valeur, parce qu’ils les évaluent toutes, ils prétendent confisquer en eux-mêmes toute la réalité qu’ils dérobent aux choses. L’évaluateur, ou mieux l’évaluation elle-même, tiendrait alors le rôle d’unique réalité en soi, voire d’étant suprême totalisant toute la réalité que les valeurs ont perdue, au titre du principe de ce transfert. Et Nietzsche l’a ainsi pensé sous le nom de volonté de puissance.
Vos réactions
Merci de nous avoir fait découvrir cet article de JL Marion, dense mais intéressant.
Comme il y est question de valeurs, permettez deux petites remarques orthographiques dans le second paragraphe de votre « chapeau » : le lecteur de Vox-Fi découvrit cette longue citation (et non découvra) ; quant à l’apologie pour « une » moment catholique, on préfèrera écrire « un » moment évidemment.
Remarques faites non par purisme mais parce-qu’on accorde de la valeur à notre (belle) langue française !
Bien cordialement
moderated