Il existe une différence entre les modèles chinois et japonais qui est une constante depuis quatre siècles. Alors que les moyens limités d’un État, qui émergeait d’une longue période de domination de la féodalité, a ouvert la voie au développement d’une culture entrepreneuriale au sein de la classe marchande japonaise du début du XVIIe siècle, l’omniprésence de la très puissante bureaucratie chinoise n’a jamais offert à ses propres marchands une telle opportunité.

La construction du système entrepreneurial japonais est exemplaire et très peu de pays dans le monde peuvent s’enorgueillir de disposer d’un modèle économique national ayant plus de quatre siècles d’existence. Le fait que l’on rencontre en Chine une situation différente n’est donc pas surprenant, mais la défiance constante exprimée par la bureaucratie d’État à l’égard des marchands depuis les débuts du système impérial relève d’un mécanisme particulièrement contraignant.

Les conditions de la formation de l’État et l’organisation administrative du territoire ont joué en Chine un rôle déterminant dans le jeu des relations entre fonctionnaires et marchands. La quasi-disparition de la féodalité depuis plus de deux mille ans et la mise en place d’un corps de fonctionnaires chargé de l’administration du vaste territoire de l’empire, ont instauré un cadre d’exercice des activités économiques très différent de celui du Japon féodal. Dans un pays essentiellement agraire où l’efficacité des cultures rizicoles était dépendante du bon fonctionnement des circuits hydrauliques, le suivi des infrastructures dont était chargée la bureaucratie d’État a encore renforcé le pouvoir de cette dernière sur l’organisation de l’économie.

Le recrutement méritocratique des fonctionnaires a aussi constitué un élément décisif de la pérennité des principes de fonctionnement de la bureaucratie et il a accentué la situation d’ostracisme dans laquelle étaient enfermés les marchands. Alors que l’absence de mobilité sociale codifiée a enfermé les marchands dans leur condition au Japon et les a forcés à modifier de l’intérieur leur situation, le système des concours littéraires a offert aux marchands chinois une possibilité de fuir le mépris accordé à leur classe sociale. Tout marchand chinois qui en a les moyens financiers, choisit pour son fils la voie des longues études qui lui assureront la réussite aux concours littéraires. Ce processus d’évasion sociale a systématiquement fait perdre à la classe des marchands ses éléments les plus brillants et considérablement réduit la possibilité de voir émerger de ses rangs une culture entrepreneuriale. De façon paradoxale, le caractère ouvert du système des concours n’a fait que renforcer la rigidité de la hiérarchie sociale.

Il ne faudrait pas pour autant conclure que l’intervention de la bureaucratie d’État dans le fonctionnement de l’économie a été sans limite. Si elle a en permanence assuré la charge de l’administration économique du pays, et en particulier l’entretien et le développement de ses infrastructures, elle n’est jamais directement intervenue dans les activités de production, du moins jusqu’au milieu du XIXe siècle. En confiant aux marchands la responsabilité de nombreuses tâches pratiques, les fonctionnaires les ont constamment considérés comme des subalternes essentiels, tout en se défiant de l’éventuelle extension de leur champ d’activité. Cette approche, acceptable aussi longtemps que l’économie du pays était essentiellement agricole et marchande, est devenue dommageable entre le XVIe et le XVIIIe siècle, au moment où les activités de production auraient pu se développer comme dans d’autres pays.

Comme dans toutes les sociétés agraires, la capacité des marchands à s’enrichir très rapidement au prix d’un labeur infiniment moindre que celui des paysans qui travaillent la terre est regardée avec une extrême méfiance en Chine, dès l’époque des Han. Toute montée en puissance des activités marchandes est de ce fait envisagée comme une perte de pouvoir par les mandarins. Cette règle qui reste constante pendant les deux mille ans de l’empire concerne aussi bien le commerce intérieur que le commerce extérieur. Comment expliquer que la conquête des mers réalisée par la flotte de Zheng He au début du XVe siècle n’ait pas eu pour conséquence le développement d’un commerce maritime chinois, si ce n’est par la crainte des lettrés qu’une alliance entre militaires et marchands lors de telles expéditions ne se retourne contre eux.

Cette problématique reste assez largement d’actualité en ce début du XXIe siècle. La relation de défiance entre marchands et mandarins hier, ou entrepreneurs privés et fonctionnaires d’État aujourd’hui, a tendance à s’auto-entretenir et, la lisibilité de l’organisation et du mode de fonctionnement du monde des affaires, reste insatisfaisante. Un consensus n’a pas encore été trouvé sur l’espace que doit occuper le secteur privé, et il semble encore difficile de classer les entreprises à partir de deux ou trois modèles types qui seraient propres à la Chine. Les conditions économiques des prochaines années ne seront probablement pas de nature à améliorer de manière sensible cette situation. Les entreprises d’État continueront à être utilisées par les autorités pour réguler l’économie. Peu importe que le niveau de rentabilité de leurs investissements soit faible si elles remplissent le double objectif d’assurer le fonctionnement régulier de l’économie et de maintenir un niveau d’emploi satisfaisant. Le risque d’un tel système est cependant de peser sur la dynamique de l’innovation. L’érosion du secteur privé liée à l’absence de perspectives bénéficiaires pourrait nuire aux initiatives en matière de recherche et développement qui doivent assurer la montée en gamme de l’économie chinoise et l’accès du pays aux technologies les plus avancées. Les autorités sont assez pragmatiques, et pour contourner ce problème, elles tentent de relancer une politique favorable à l’accueil des entreprises étrangères dans les domaines où elles souhaitent stimuler l’innovation. Mais ces dernières mesurent assez bien les difficultés que nous venons d’évoquer et elles regardent le marché chinois sans naïveté.

* Frédéric Burguière repend dans ce texte un thème développé dans plusieurs chapitres de son livre.