La question du prêt à intérêt intriguait depuis les temps les plus anciens et il est utile à ce propos, de remonter au Code d’Hammourabi. Ce dernier réglementait le prêt d’argent en le comparant au prêt d’un épi de blé : les spécialistes voient ce parallèle explicitement formulé sur la stèle conservée à l’université de Pennsylvanie. Les conseillers du prince avaient bien saisi que l’épi qui, à partir de dix grains, en donne l’année suivante vingt, trente voire cinquante produits ; autrement dit, les ministres — aussi bien que les sujets d’Hammourabi — avaient clairement conscience que celui qui prête l’épi a le droit à une partie du surplus, ce que réglemente précisément le Code. Cet énoncé plein de bons sens pourrait être le point final de la question dans la littérature antique.

Malheureusement, c’est un sujet sur lequel le regard aigu d’Aristote s’est soudain voilé. Restreignant la monnaie au rôle passif d’intermédiaire des échanges, assurant la circulation de valeurs égales, Aristote peut à ce titre être considéré comme l’ancêtre du monétarisme, il est en tout cas l’auteur du célèbre aphorisme suivant lequel « l’argent ne créant pas l’argent », l’intérêt est un vol au détriment du débiteur. Méprise aux conséquences désastreuses ! Il n’est en effet nul besoin d’être économiste ou philosophe pour comprendre pourquoi l’argent devait très légitimement être comparé au blé, tout simplement parce que celui qui détient un sac de blé peut en faire deux usages. Tous deux peuvent être échangés, contre une volaille ou une paire de souliers, l’un ou l’autre est alors bien dépensé contre une valeur égale. Il s’agit de la clé de toute activité économique car l’argent et le blé permettent d’établir un lien entre la période actuelle et une période future.

Lorsqu’il est prêté, « l’argent » remplit donc une fonction manifestement différente de celle consistant à faciliter les transactions courantes ; sans être en mesure de conceptualiser cette propriété, les rédacteurs du Code avaient bien vu que l’argent établissait une relation entre des valeurs différentes parce qu’elles se situent à des dates différentes. Ce qui est intéressant, c’est que la position d’Aristote ne s’est sur ce point pas imposée dans l’Antiquité. Les Romains, imprégnés de pragmatisme, assimilèrent sans difficulté la logique d’Hammourabi.

Cette tradition était — pour ce qui nous intéresse ici — bien vivante en Gaule au moment de la conquête franque ; c’est du moins ce que suggère une anecdote significative rapportée par Grégoire de Tours. Celui-ci raconte que l’évêque de Verdun avait sollicité auprès du roi Théodebert un prêt de 7 000 sous d’or en faveur de sa ville, il lui promit qu’en cas de réponse positive la somme lui serait rendue cum usuris legitimis (le mot usuris était à l’époque dépourvu de sa connotation péjorative ultérieure). Cet évêque — manifestement inspiré par le pragmatisme gallo-romain — considérait que le paiement des intérêts était une opération courante, la contrepartie légitime du prêt. La doctrine de l’Église n’allait pas tarder à mettre un terme à cette vision pragmatique, non pas en interdisant à ses clercs de prêter à intérêt, on sait que les hommes d’Église inventèrent bien des manières de contourner le dogme ; non pas en prohibant ce que nous appelons aujourd’hui usure, c’est-à-dire le prêt à des taux exorbitants, comme cela avait très couramment été le cas dans l’Antiquité (et en particulier dans le Code d’Hammourabi). Non, ce qui va s’imposer comme principe intellectuel et juridique pour plusieurs siècles, c’est une interdiction générale.

Il n’y a pas de domaine où l’inspiration cléricale apparaît plus clairement que dans les mesures rigoureuses adoptées par Charlemagne et ses successeurs pour édicter cette interdiction. Dès 789, l’Admonitio generalis se réfère aux apôtres et au concile de Nicée pour interdire le prêt à intérêt. Le capitulaire de Nimègue condamne en 806 plus vigoureusement la cupidité et l’avarice, il définit le crime d’usure qui consiste « à réclamer plus qu’on ne donne ». Par exemple « en donnant dix sous et en en réclamant plus en retour ». Un autre capitulaire, non daté, imposera de lourdes sanctions aux contrevenants, disposition que ses successeurs aggraveront encore.

Charlemagne est ainsi celui qui a étendu à la législation civile — avec la force souveraine dont il était détenteur — la condamnation doctrinale du commerce de l’argent. Toute décision souveraine — surtout celle d’un grand empereur comme Charlemagne — résulte évidemment de la conjugaison d’un ensemble de facteurs conjoncturels, moraux et politiques. De nombreux historiens expliquent cette interdiction par référence au fonctionnement d’une économie sans Capitaux où, l’essentiel des prêts étant des prêts à la consommation, la législation avait pour but de protéger les faibles face à la spéculation que provoquait de manière récurrente le déficit de la production des grains, c’est la situation qui prévaut en 806, année de famine. Ces éléments de contexte sont exacts, mais leur caractère circonstanciel est évident. Ils appelaient une réglementation de l’usure au sens moderne, peut-être une politique sociale d’inspiration morale, ou bien une politique de stockage des grains au demeurant pratiquée par les abbayes. Ils ne justifient en rien l’interdiction civile qui n’a pas d’autres origines qu’un veto dogmatique au fondement théologique plus que ténu, souvent puisé dans l’Ancien Testament et toujours centré sur le lien entre intérêt et pauvreté.

On notera aussi que les théologiens n’ont pas cru devoir se référer à la parabole des talents telle que la rapporte l’évangéliste Matthieu (un « talent » désigne à l’époque sans ambiguïté une quantité importante d’or et d’argent). Le maître félicite ceux de ses serviteurs qui ont fait fructifier les talents qu’il leur avait confiés et fustige au contraire celui qui se borne à restituer le talent qu’il avait reçu. Le maître va jusqu’à préciser : « Tu aurais dû placer mon argent chez les banquiers, j’aurais [au moins !] recouvré mon bien avec un intérêt. » Avant de conclure : « Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix ! »

Ce qui retient donc ici l’attention, c’est la façon dont l’Église entend se saisir des affaires du monde. Elle ne se contente plus d’offrir aux cités délaissées la protection de ses évêques, de répondre aux besoins spirituels de la population avec ses pèlerinages et ses monastères, d’offrir à l’empereur les fonctionnaires éduqués dont il a besoin. Non, on la voit, sur ce point précis, dicter au souverain sa doctrine économique, on la voit trancher la question du rapport de l’économie et du temps, on la voit soumettre l’économie à sa doctrine ; car une économie sans prêt, même si elle utilise marginalement la monnaie, c’est une économie de pure circulation, une économie où le lendemain ne peut qu’être semblable au jour précédent, une économie circulaire, une société stationnaire. Pour interpréter l’interdiction du prêt à intérêt par la législation civile, il n’est donc pas exact d’y voir une défense du bien commun contre la spéculation ou de faire l’éloge de la générosité et du don contre un économisme égoïste. Non, ce qui se donne à voir dans cette décision si symbolique, c’est une société qui serait gouvernée par la doctrine de l’Église et par ses clercs, une société dont l’Église limite l’horizon temporel à l’attente du Jugement dernier. En attendant que se concrétise ce vaste programme, la désagrégation rapide de l’Empire carolingien va donner naissance à une toute nouvelle dynamique économique et politique.