Aujourd’hui, grâce à Internet et l’IA, les entreprises ajustent bien plus finement leurs tarifs. Le prix se « personnalise ». Le vendeur utilise l’information dont il dispose sur l’acheteur pour ajuster son prix. Qu’on pense aux achats de billets d’avion ou de train, aux forfaits téléphoniques, etc. Le but est que le consommateur paie non le prix moyen du marché, mais le prix qu’il est capable de payer (si celui-ci est supérieur). Il n’y a rien de neuf en cela : Monoprix par exemple aura des prix différents selon que le magasin est installé à Neuilly ou à Garges-lès-Gonesse, considérant que les clients du premier magasin disposent d’une capacité à payer plus forte ou d’une sensibilité moindre au prix (voir sur ce point ce billet de Vox-Fi). On sait ça depuis des siècles au souk d’Istanbul.

Mais, clairement, la vente par Internet, qui permet le cloisonnement de l’acte d’achat/vente, démultiplie ces possibilités.

Le résultat est alors que les consommateurs dans leur ensemble risquent d’y perdre. Dit avec le jargon de l’économiste qui pénètre à présent les directions marketing des entreprises, le « surplus du consommateur » est potentiellement réduit à zéro. N’y a-t-il pas motif pour que l’autorité de la concurrence s’en saisisse, ce qui s’ajouterait à cet autre problème que les algorithmes de pricing permettent souvent la collusion entre vendeurs (ici, dans Vox-Fi).

Le graphique de cette semaine explique cette histoire de surplus du consommateur qui se volatiliserait si jamais le vendeur pouvait capter toute l’information concernant ses clients. On part de l’archi-classique diagramme qui montre les courbes d’offre (croissante, en rouge)  et de demande (décroissante, en bleu), avec la quantité et le prix du bien.

Charlie, consommateur, est satisfait, il voulait payer un prix de 100 pour disposer de la quantité QE du bien ; il obtient son prix. Mais Bob, et surtout Alice, sont plus heureux encore. Bob était prêt à payer 102 pour le même bien ; Alice, 105. Évidemment, si tout le monde avait été prêt à payer 102, la courbe de demande n’aurait pas été la même. Elle se serait déplacée vers le haut, et l’équilibre se serait fait à 102 pour la quantité QE du bien. Mais voici, Bob, en tant que consommateur singulier, gagne 2.

Dalia est heureuse aussi, mais pour la raison inverse. Elle est vendeuse et aurait tout aussi bien accepté de vendre à 97, ce qu’on désigne dans le jargon par « prix de réserve ». (À nouveau, si tous les vendeurs avaient prêts à vendre à 97, la courbe d’offre se serait déplacée vers le bas.)

Comme on le voit sur le graphique, la zone bleutée figure la valeur totale de ce que les acheteurs ont économisé par rapport à ce qu’ils étaient prêts à payer (2 pour Bob plus 5 pour Alice, etc.). C’est le surplus du consommateur. De même, la zone rosée est la valeur que les producteurs ont gagné à voir s’établir un prix plus haut que ce que chacun d’eux, pris individuellement, étaient prêts à recevoir. C’est le surplus du producteur.

Est-ce une situation de monopole ?

Si la discrimination tarifaire est possible, grâce aux outils marketing numériques des vendeurs, il n’en va plus pareil : on collera un prix de 105 à Alice et 102 à Bob. Un monopole malin raflera ainsi toute la zone bleutée.

À noter qu’il faut empêcher toute possibilité d’arbitrage entre Alice et Bob. Le démarchage internet est individualisé grâce au cloisonnement de l’acte de vente. De la même façon, l’acheteur de Neuilly n’ira probablement pas faire ses emplettes à Garges-lès-Gonesse pour gagner trois sous (ce que lui voit comme « trois sous » !). Il n’y a plus formation d’un prix unique, et c’est bien ce qui gêne les autorités de la concurrence. Un des mantras d’une économie de marché, la formation d’un prix unique, assurant l’optimum à la fois pour le consommateur et le producteur (c’est-à-dire maximisant les surfaces bleu et rose) et rendant transparent pour tous le prix comme indicateur de rareté, tout cela disparaît.

La question fait l’objet de nombreux débats parmi les spécialistes de la concurrence. L’objection naturelle est que le problème n’apparaît qu’en l’absence de concurrence entre les vendeurs. Si jamais ils sont tous équipés d’algorithmes de ciblage fin de la clientèle, ils vont se bagarrer comme des chiens pour capter à la fois la clientèle de Alice et celle de Bob. En conséquence, le prix qui sera proposé à Alice et Bob ne sera plus leur prix de réserve mais à nouveau un prix probablement plus proche de 100. Généralisé, le ciblage marketing se détruit lui-même et la concurrence se déplace vers la qualité de l’algorithme utilisé. On comprend pourquoi tant de jeunes cerveaux d’ingénieurs se déplacent aujourd’hui vers l’IA marketing, un phénomène qui réplique la ruée vers les banques de marché il y a trois décennies. Autre problème en soi, mais passons.

Dans un papier intéressant disponible sur Vox-Eu, Bruno Jullien et ses co-auteurs montrent que se glisse un autre facteur qui peut perturber la concurrence. Car les plateformes de vente ont une autre capacité, celle de se connecter directement via Internet avec le consommateur final, dribblant le distributeur de détail. Un commerce de détail est en effet d’abord un gros acheteur, ensuite un acheteur qui « mutualise » beaucoup d’acheteurs finals, dont Alice, Bob et Charlie. La discrimination tarifaire est moins aisée. De la sorte, la concurrence au profit du consommateur un peu entravée.

Bien sûr, on commence à voir apparaître d’énormes “détaillants” via Internet. Amazon en est un exemple, ce qui bouleverse à nouveau le jeu. On voit en tout cas la révolution que les techniques numériques introduisent dans le monde de la distribution.