L’euro a techniquement vu le jour en 1999, lorsque onze des membres de l’Union européenne se sont mis d’accord pour maintenir leurs taux de change fixes et pour confier leur politique monétaire à la BCE, Banque centrale européenne. L’euro est ensuite devenu la monnaie utilisée par les particuliers et les entreprises en 2002. Je dois avouer qu’au début des années 1990, j’étais loin de penser que l’euro verrait le jour. Ma logique était simple : je pensais que l’euro ne décollerait pas sans l’Allemagne et que l’Allemagne n’abandonnerait pas le deutschemark. J’avais tort.

Alors, comment se porte l’euro ? Giancarlo Corsetti et Marco Buti en donnent une vue d’ensemble dans « The first 25 years of the euro«  (CEPR Policy Insight 126, février 2024).

Comme le notent les auteurs, « l’euro a pris le large avec une construction incomplète ». En d’autres termes, lorsque l’euro a vu le jour, il disposait de la BCE, d’une promesse des pays membres de ne pas enregistrer de déficits budgétaires trop importants et d’un engagement de ne pas les renflouer si c’était le cas. Rien de plus. Et encore, on ne savait pas trop ce qu’il en était en cas de violation de ces engagements. On ne savait pas dans quelle mesure le nouvel ordre monétaire serait imposé d’en haut, ou serait accepté par en bas. On ne savait pas ce qui se passerait en cas de crise financière ou d’endettement. On ne savait pas s’il y avait un actif sûr, semblable aux bons du Trésor américain, bénéficiant du soutien total de la zone euro, ou simplement un panier des différentes obligations des pays membres de l’union monétaire. Il n’y avait pas de budget européen centralisé.

Mais on avait le sentiment que si l’Union européenne devait être une réussite économique, avec la libre circulation des travailleurs, des biens et services, et des flux de capitaux au sein de la zone, l’euro ferait partie de la solution. Depuis plusieurs décennies, les Européens avaient conclu divers accords visant à limiter ou à bloquer les mouvements de leurs taux de change, de sorte que — pour certains au moins — l’euro semblait simplement formaliser les accords antérieurs et les rendre permanents. En effet, pendant les dix premières années environ, l’euro a fonctionné remarquablement bien. C’était la « décennie des 2 % » : les économies des pays de la zone euro ont progressé en moyenne d’environ 2 % par an, l’inflation annuelle est restée faible (environ 2 %) et les déficits budgétaires moyens des gouvernements de la zone euro ont été de l’ordre de 2 %.

Puis la situation s’est dégradée. L’UE a d’abord été touchée par la grande récession de 2008 et 2009, de nombreux pays de l’UE ayant connu — après les États-Unis — leur propre version des bulles du crédit et de l’immobilier et de la crise financière. Pendant un certain temps, les marchés mondiaux du crédit ont fixé le prix de la dette de tous les pays de l’UE à des niveaux très similaires : en d’autres termes, les pays qui semblaient avoir les problèmes les plus graves en matière de bulles de crédit, de faillites bancaires et de dette publique payaient à peu près les mêmes taux d’intérêt en euros (assez bas) que tous les autres. En conséquence, ces pays à haut risque (Grèce, Portugal, Espagne, Italie, Irlande, etc.) ont continué à sur-emprunter de façon spectaculaire.

Vers 2010, les autorités européennes ont clairement fait savoir que ni l’UE ni la Banque centrale européenne ne se portaient garantes de ces prêts. Les taux d’intérêt des économies européennes les plus endettées ont grimpé en flèche. Il s’en est suivi une décennie de rééchelonnement de la dette, de faillites, de prêts d’urgence et d’incertitude. Entre 2009 et 2019, le taux de croissance annuel du PIB des pays de la zone euro n’a été que de 0,8 %, ce qui signifie qu’un certain nombre de pays ont connu alors des taux de croissance nuls ou inférieurs.

Corsetti et Buti passent en revue les très nombreux sommets, annonces et propositions politiques qui ont jalonné cette décennie difficile pour l’euro. En y repensant aujourd’hui, j’insisterais sur le fait que le problème n’était pas seulement une croissance lente et un sentiment de crise au ralenti, mais aussi la prise de conscience d’une divergence profonde entre les pays de la zone euro. Les auteurs fournissent cette figure utile, comparant la « fourchette interquartile » des taux de chômage entre les États américains et les pays de l’UE-15 : il s’agit de la fourchette des taux de chômage entre l’État ou le pays situé au 25e centile et l’État ou le pays situé au 75e centile.

On voit clairement que l’intervalle pour les états des États-Unis est relativement faible et étroit en niveau. L’écart entre les pays de l’UE semble se réduire au cours de la première décennie de l’euro, mais s’élargit considérablement entre 2012 et 2015. L’écart diminue ensuite pour atteindre des niveaux plus faibles, mais comparativement encore importants.

 

Mais en 2020, alors que l’UE parvenait progressivement à mettre en place des structures institutionnelles pour traiter les questions de dette souveraine et soutenir l’euro, la pandémie a frappé. Du point de vue de l’euro, elle a eu deux effets importants : l’un clairement positif et l’autre potentiellement négatif.

L’effet positif est qu’elle a fourni des arguments clairs en faveur d’une coordination et d’un soutien économiques plus forts, ainsi que d’un renforcement des institutions dans tous les pays de l’UE. L’effet négatif est que les déficits budgétaires des pays de la zone euro explosent afin de chercher à réduire le choc économique de la pandémie et à traiter la première expérience d’inflation généralisée de la zone euro, qui a atteint en moyenne 7 % en 2002-2003. Comme le soulignent Corsetti et Buti, la zone euro ne semble innover qu’en temps de crise :

Contre tous les paris, l’union monétaire a tenu le coup. La volonté politique à l’origine de sa création, qui semble s’éteindre en temps normal, refait surface avec force dès que les crises menacent la survie de la monnaie commune. L’examen du passé récent confirme ce leitmotiv de l’histoire de l’UE : les Européens ne réagissent que dans la détresse extrême. Mais ces mêmes données montrent également que les avancées ne se font qu’au prix de coûts sociaux plus élevés que nécessaire. Pour l’avenir, il est risqué de continuer à compter sur l’idée que les bonnes décisions ne sont (éventuellement) prises qu’en situation de détresse. À 25 ans, le principal défi pour la zone euro est d’apprendre à concevoir et à mettre en œuvre les réformes nécessaires en « temps normal ».

Certaines mesures ont été prises. Par exemple, pendant la pandémie, l’UE a émis des obligations garanties par l’Union européenne dans son ensemble, et non par les pays individuellement, les recettes étant utilisées pour soutenir les économies et les marchés du travail. Ainsi, les pays pourraient être moins tentés de creuser d’énormes déficits budgétaires de leur côté. Il est également question d’un financement à l’échelle de l’Union des biens publics européens, tels que certains types d’infrastructures ou la réduction des émissions de carbone. L’UE travaille à la mise en place d’une « union bancaire », dans le cadre de laquelle toutes les banques de l’UE seront soumises à un ensemble commun de règles et de contrôles. (Eh oui, l’euro a été lancé sans un jeu commun de règles bancaires ou de contrôleurs bancaires à l’échelle de l’Europe). Une « union des marchés des capitaux » plus générale est en cours de discussion. Il est désormais clair que la BCE jouera un rôle dans la résolution des crises financières. (Eh non, ce n’était pas clair au moment de la création de la BCE).

L’euro était un projet incomplet au moment de sa création, ce qui explique en partie pourquoi les sceptiques comme moi avaient du mal à y croire. Mais si l’intégration européenne connaît des pauses et des soubresauts, l’élan se poursuit, ce qui signifie que les institutions entourant l’euro continuent elles aussi d’évoluer.

 

Repris du site : The Conversable Economist