Chaque produit que nous consommons ou que nous fabriquons devrait avoir, à côté de son prix, le poids en gaz à effet de serre (ou en « carbone ») que sa production et sa consommation a émis ou émet ; chaque entreprise, chaque investissement, devrait pouvoir indiquer ainsi, à côté de sa performance financière, sa contribution à la décarbonation. Le collectif Carbones sur factures, qui a lancé récemment un Appel pour une concurrence environnementale, s’appuie pour cela sur un instrument révolutionnaire permettant aux comptables de mesurer l’évolution des émissions de carbone des entreprises : la mesure comptable environnementale (MCE).

Cette mesure a été inventée simultanément par plusieurs équipes universitaires dans plusieurs pays (elle s’appelle E-Liability dans le monde anglosaxon). L’idée est simple. Si chaque entreprise peut lire, sur ses factures d’achats, la quantité d’émissions carbones de ses fournisseurs, y ajoute celles de sa fabrication, et répercute à son tour ces informations à ses clients tout au long de la chaine de production, on a tous les poids carbone de tous les produits, moyennant un calcul très simple pour chaque comptable. Les calculs sont fiables, parce qu’ils bénéficient de toutes les règles déjà appliquées pour l’établissement des comptes et la facturation monétaire.

Le potentiel de décarbonation est immense : elle permet une concurrence par les poids en carbone qui pousse ces poids vers le bas, tout comme la concurrence par les prix pousse les prix vers le bas, tout au long des chaines de production. La décarbonation se fait en continu en laissant chacun prendre ses responsabilités pour faire évoluer ses habitudes de production, de consommation ou d’épargne, en ligne avec ses valeurs.

Aujourd’hui, les TPE et PME n’ont pas d’instrument permettant de mesurer leurs performances environnementales de base, faute de solution adaptée à leurs moyens limités en temps, en argent et en expertise. Mais elles ont toutes un comptable qui tient leurs comptes : elles peuvent donc toutes appliquer la MCE, grâce aux outils gratuits et libres d’usage proposés par le collectif Carbones sur factures.

Un tutoriel permet au comptable de s’approprier la MCE en moins d’une heure. Un calculateur lui permet une fois par an de produire les performances environnementales de base de l’entreprise, à partir de quelques données dont dispose toute entreprise qui clôture ses comptes : son chiffre d’affaires, des additions de ses factures d’achat, en distinguant l’énergie et le reste. Une expertise environnementale annuelle n’est nécessaire que si l’entreprise capture ou émet des carbones au-delà des combustibles brûlés, donc si elle est dans des activités spécifiques comme l’élevage ou la production de ciment.

Mais comment traiter les factures hors énergie de produits dont le contenu en carbones n’est a priori pas connu ? Le calculateur résout le problème en appliquant aux factures des données publiques qui n’avaient pas été encore utilisées pour cela : les émissions nationales de carbones par activité et par pays produites par les comptables nationaux. Ce sont elles qui sont coordonnées par le GIEC pour déterminer les « trajectoires de décarbonation nationale ». Cette source homogène rassure l’entreprise (ces paramètres estimés sont les mêmes pour ses concurrents) et rassure la collectivité (tous les carbones sont répercutés).

La PME peut compenser et au-delà le surcoût de temps de son comptable par trois avantages. Côté ventes, les poids en carbones de ses produits valorisent son offre, face à des clients de plus en plus sensibles à la qualité environnementale. Côté financement, son empreinte et sa contribution à la décarbonation nationale parlent à des financiers de plus en plus demandeurs de trajectoires de décarbonation. Et surtout, elle se dote d’un outil d’amélioration en continu de sa compétitivité environnementale, en parallèle de sa compétitivité prix.

La MCE permet déjà aux entreprises et aux investisseurs de tracer leur contribution à la décarbonation. Une comptabilité publique environnementale permettra de tracer les contributions des services publics. Et une comptabilité nationale environnementale les intégrera toutes. Elle aura aussi vocation à accueillir un nouvel acteur, le vivant non commercial (végétaux, lombrics, plancton…), dont la contribution
à la décarbonation est vitale pour l’humanité et qu’il est urgent d’associer à la recherche de l’équilibre carbone : si la contribution du vivant à la décarbonation s’effondre, tous nos efforts seront vains.

La MCE permet à chaque entreprise, à chaque consommateur, à chaque investisseur, de mesurer et afficher côte à côte les performances monétaire et environnementale de chacune de ses décisions. Si nous y parvenons, nous léguerons à nos enfants une économie différente, capable d’équilibrer l’argent et l’environnement de façon durable et juste.

 

Article repris du journal Le Monde du 27 janvier 2024, avec autorisation.