Le Comité de présélection du Prix Turgot a retenu les ouvrages suivants parus en 2023, pour le Grand Prix, le Prix du Jury et les mentions d’honneur :

Thomas Angeletti, L’invention de l’économie française, Ed. Presses de Sciences Po, 260 pages Brigitte Duvieusart et Luc Tayart, La philanthropie. Un regard Européen, Eds Economica, 192 pages.

Xavier Jaravel, Marie Curie habite dans le Morbihan, démocratiser l’innovation, Eds Seuil, 128 pages.

Alain Quinet, Économie de la Guerre, Ed. Economica, 266 pages

Le jury du Prix Turgot se réunira prochainement afin d’assurer le classement final qui sera révélé le 19 mars 2024 dans les locaux du Ministère de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique.

 

Thomas Angeletti, L’invention de l’économie française, Ed. Presses de Sciences Po, 260 pages

 

 

Thomas Angeletti est sociologue, chargé de recherche au CNRS et à l’IRISSO. L’auteur dresse une « biographie de l’économie française » en soulevant des questionnements originaux sur ses singularités et ses universaux. Selon lui, la représentation de l’économie nationale est le « produit d’un travail d’inscription et d’institutionnalisation de l’économie dans la société, dont l’ingérence est relativement récente». Ce processus constructiviste est influencé par l’histoire nationale et par les défis successifs que se lance la société. C’est pourquoi il s’est attaché dans son livre à analyser les rôles respectifs des économistes — et notamment des « macro- économistes implantés au cœur de l’État » — , des politiques, des administrateurs, des syndicalistes et des journalistes, dans ce processus de construction. Il observe l’évolution des « forces microsociologiques et des opérations critiques ».

L’auteur constate une opposition constante entre « les idées politiques et la nécessité de l’économie ». L’auteur montre que « l’impératif économique » de l’après-guerre a conféré une certaine modernité à la société française, mais que l’économie française a été surtout traduite que des modèles et des statistiques, comme le « modèle FIFI » et les plans indicatifs, jusqu’aux années 1970, marquées par la fin des « trente glorieuses ». À partir des années 1980, les « arrangements néolibéraux », caractérisés par la globalisation et la financiarisation des échanges, ont contribué à déconstruire le modèle cartésien de l’économie française. La succession des crises financière, pandémique et écologique, a plongé la société française dans un débat sans fin entre le néo-keynésianisme et le néo-libéralisme, a réhabilité les « mythes » de la planification et de la réindustrialisation, et a semé des doutes sur la sincérité des messages politiques et la validité des modèles économiques.

 

Fabien Bougle, Guerre de l’énergie, Eds du Rocher, 290 pages

 

 

Fabien Bouglé est un des meilleurs experts français de l’économie de l’énergie.

L’auteur soutient que la 3e guerre mondiale a été engagée en septembre 2022 avec le sabotage des gazoducs Nordstream, dont les auteurs restent inconnus. Cette forme de guerre moderne touche les installations vitales des pays impliqués et repose sur des manipulations, des piratages informatiques et des menaces de divers types. Après avoir rappelé le rôle essentiel exercé dans les guerres par la maîtrise des sources d’énergie, Fabien Bouglé montre que l’énergie est un enjeu de souveraineté, un levier du développement économique et un facteur d’équilibre de la géopolitique mondiale. Il révèle les raisons de la crise énergétique actuelle, qui résulte notamment d’une confrontation entre les États-Unis, première puissance nucléaire et premier producteur et exportateur mondial d’énergies (grâce au gaz de schiste, au GNL et à l’hydrogène) et la Russie, deuxième producteur de gaz naturel et de pétrole, et troisième puissance nucléaire. L’auteur analyse la tactique russe de pénétration des réseaux gaziers en Europe, puis le dérèglement de la stratégie européenne de l’énergie après l’invasion de l’Ukraine, marqué notamment par la rupture de l’Alliance Euratom. Il décrit la nouvelle « vassalisation » de l’Europe par les États-Unis, puis révèle les liens plus ou moins occultes entre les producteurs d’énergie fossile et les ONG écologiques.

L’ouvrage est clairement structuré, solidement documenté, illustré de nombreuses citations et rédigé dans un style vivant et didactique.

 

Brigitte Duvieusart et Luc Tayart, La philanthropie. Un regard Européen, Eds Economica, 192 pages

 

Brigitte Duvieusart, juriste, conseillère en philanthropie, pilote l’unité Stratégie et Connaissance de la Fondation Roi Baudouin.

Luc Tayart est directeur honoraire de la fondation Roi Baudoin

L’ouvrage est rédigé par deux spécialistes qui dressent un panorama des pratiques philanthropiques qui diffèrent selon les pays, les cultures, les niveaux de développement économique  et de redistribution des revenus et des transferts sociaux. L‘idée courante — et parfois caricaturale — d’une philanthrope redistribuant par amour de l’humanité, relève surtout de la vision anglo-saxonne. Mais il existe d’autres formes de philanthropie liées à la proximité, notamment en Europe, et à la famille, plutôt en Asie.

Dans le modèle anglo-saxon, le rapport de la philanthropie est de l’ordre de plusieurs milliards par an, reposant sur une notion de « give back ». À titre d’illustration, on peut citer les fondations de Bill Gates ou Mark Zuckerberg. Son principe est d’apporter des solutions aux problèmes sociaux qui s’inspirent du modèle de l’économie de marché. Les montants financiers sont considérables. Ils ne comblent pas pour autant le fossé entre les riches et les pauvres, et ne règlent pas le problème sociétal. Dans une vision plus européenne, la philanthropie ne se limite pas à la redistribution du patrimoine de quelques nantis, mais elle touche un public beaucoup plus large de patrimoines moyens, dans une logique caritative de proximité, ce qui permet un contrôle plus efficace de l’affectation des fonds récoltés. Ce principe de rigueur et de pertinence dans l’affectation des fonds constitue un enjeu majeur, notamment pour les associations philanthropiques de proximité. Faut-il privilégier le secteur de la recherche médicale ou de l’entraide ? Comment répartir les fonds destinés à l’aide des plus démunis ? En avançant dans la lecture de ce livre, on ressent l’impérieux besoin d’une coordination entre les divers circuits d’aide, et plus largement d’une réflexion sur les effets d’un éparpillement des donateurs. L’ouvrage esquisse des modèles de pilotage contribuant à évaluer le « ROI sociétal » des différentes actions.

Cet ouvrage très solide est une précieuse aide pour développer la rigueur dans la gestion d’activités appelées à connaître un certain développement .

 

Xavier Jaravel, Marie Curie habite dans le Morbihan, démocratiser l’innovation, Eds Seuil, 128 pages

 

 

Xavier Jaravel est professeur associé d’économie à la London School of Economics et membre du Conseil d’analyse économique français.

Dans son dernier livre au titre surprenant (mais éclairé par son sous-titre), l’auteur soutient que l’innovation, dans ses dimensions technologique et organisationnelle, contribue à assurer la croissance et notamment à long terme, la transition écologique, mais qu’elle renforce dans le même temps les inégalités sociales. L’automatisation permet des gains humains de productivité, notamment aux Etats Unis, dont la croissance économique repose sur l’innovation mais dont la population est victime d’une fracture sociale grandissante. L’auteur s’interroge sur les dispositifs à engager pour limiter les effets collatéraux de l’innovation. Il écarte les mesures proposées par les technocrates, comme le retour à une planification autoritaire ou indicative, et celles avancées par les démagogues, comme le revenu universel ou la taxation des riches et des robots.

S’appuyant sur ses derniers travaux de recherche, Xavier Jaravel constate que l’innovation est fondamentalement collective, mais que les systèmes éducatifs occidentaux, et notamment celui de la France, sont insuffisamment orientés vers l’acquisition de connaissances et de compétences favorisant l’entrepreneuriat et la recherche scientifique. Il estime que si l’innovation était l’affaire de tous, et non des milieux les plus favorisés, il y aurait trois fois plus d‘innovateurs. Il porte un jugement très sévère sur le « déclin éducatif » français qu’il qualifie de « catastrophique ». Il estime que le gisement de talents est mal exploité (les « Marie Curie » perdues) en raison de la panne de l’ascenseur social français, qui s’explique par de multiples freins familial, territorial, institutionnel, culturel… Il cite en exemples de départements pénalisés le Morbihan et les Alpes maritimes. Il conclut par quelques propositions visant à réformer la politique éducative et les réseaux d’orientation, comme l’ouverture des études sur le monde et la multiplication des cercles délibératifs sur l’innovation.

 

Alain Quinet, Économie de la Guerre, Ed. Economica, 266 pages

 

 

Alain Quinet est économiste et professeur associé aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan.

Le lecteur de l’ouvrage d’Alain Quinet est littéralement transformé en élève-officier. Afin de répondre aux questions posées par la guerre et par la paix, l’auteur croise plusieurs disciplines : économie politique, psychologie, sociologie, géopolitique, stratégie militaire… Il conjugue les principaux concepts et modèles relevant de ces différents domaines pour expliquer les stratégies et les tactiques de conquête et de défense des États-nations. Ses réflexions sont particulièrement utiles pour comprendre les discours et les comportements des gouvernants et des chefs militaires dans le contexte actuel d’affrontement entre blocs autoritaires et démocratiques. Elles constituent une leçon d’économie politique à la fois fondamentale, actuelle et originale. Adam Smith n’écrivait-il pas : « la défense est plus importante que l’opulence » ?

L’auteur montre notamment que la mondialisation des échanges commerciaux a accru le bien-être des populations, mais a également créé de nouvelles dépendances et vulnérabilités. La puissance publique est désormais un bien commun fondé sur trois piliers : l’économie, la capacité militaire (hard power) et l’influence (soft power). La « projection » de la puissance d’un État repose sur une large palette de leviers modulables en fonction de stratégies « hybrides ». Sa souveraineté repose sur une certaine autonomie en ressources essentielles qui ne peut plus désormais s’acquérir que dans le cadre d’alliances économiques et/ou politiques, plus ou moins stables, qui permettent d’alléger les contraintes pesant sur chaque État. Ce dernier assume notamment des rôles de producteur, de client et de financeur des armements. Il est ainsi soumis à un « dilemme de sécurité », transposé du fameux « dilemme du prisonnier ». Il est souvent conduit à opter pour une solution de marchandage plutôt que de s’engager dans un conflit armé, parfois inévitable. L’histoire montre que les guerres peuvent être engagées pour des raisons rationnelles ou irrationnelles, et parfois tomber dans la « trappe de Thucydide ».

L’auteur observe que l’art de la guerre repose de plus en plus sur l’innovation technologique, dont l’objectif de la programmation des dépenses militaires est de trouver le « juste niveau » permettant de renforcer la sécurité du pays tout en optimisant à long terme les retombées civiles de la recherche et de la production militaires. L’auteur montre enfin l’intérêt de fonder les décisions des stratèges sur des analyses coûts-avantages et coûts-efficacité des activités de défense orientées vers la réduction du niveau de menace de conflit.