Les données du 20e rapport annuel Proxinvest[1] sur la rémunération des dirigeants de sociétés françaises cotées permettent une mesure des inégalités de rémunération dans les très grandes entreprises entre la base et le sommet, et une occasion danalyser leur double dynamique : de contagion par imitation des rémunérations les plus élevées ; et de distribution aux actionnaires. Les ratios dinégalité augmentent mais ne sont pilotés nulle part : ils reflètent simplement la divergence entre la logique de rémunération des actionnaires et celle de rémunération des salariés. Ni le « say on pay », ni le « ratio d’équité » ne suffiront à les rapprocher.

 

Les données du dernier Rapport Proxinvest sur la Rémunération des Dirigeants des Sociétés Françaises, le vingtième, sont celles publiées en 2019 relatives à l’exercice 2018. Le rapport analyse les rémunérations des numéros un exécutifs des 120 principales sociétés cotées à la Bourse de Paris (celles de l’indice SBF120), avec un coup de projecteur sur les 40 premières (celles de l’indice CAC 40).

Les rémunérations étudiées correspondent à la totalité de ce qui est attribué à chaque dirigeant par son entreprise, en 2018 ou au titre de 2018 : salaire fixe et variable, options et actions gratuites ou de performance, indemnités de départ et de retraites et éléments divers. Elles sont retraitées par Proxinvest qui a exclu des données globales le coût des régimes de retraites supplémentaires des dirigeants, faute de transparence suffisante de toutes les entreprises.

Cette synthèse du rapport essaie en outre de cerner les ressorts d’une dynamique désormais très documentée : l’augmentation des écarts de rémunération au sein des grandes entreprises.

Une dynamique de contagion qui trouve son origine hors de la France

Un élément connu de cette dynamique est qu’elle n’est pas née en France mais qu’elle s’est largement transmise par contagion d’autres pays, notamment des Etats-Unis.

 

Lire aussi : Taxer les très hauts revenus

 

Le dernier rapport Proxinvest illustre cette contagion par une partie consacrée aux « mauvaises pratiques des sociétés étrangères cotées en France » dont il donne un florilège : absence de votes sur les rémunérations, sur les conventions réglementées, de communication des rémunérations, cumul d’une retraite et du bénéfice d’une clause de non-concurrence, indemnité de départ versée par une société en situation d’échec, absence de conditions de performances sur des rémunérations en actions…

Il épingle par exemple la rémunération de 11,7 millions d’euros attribuée à Douglas Pferdehirt, Président de Technip FMC, société désormais britannique, quarantième et dernier du CAC 40 par la taille de sa capitalisation mais troisième par le niveau de rémunération de son dirigeant : une rémunération constituée principalement d’une attribution d’actions d’une valeur de 8,5 millions sans conditions de performance, contrairement aux standards français.

Indépendamment du mauvais exemple donné par les entreprises étrangères cotées à Paris, l’effet de contagion passe bien sûr par la simple comparaison de l’écart des rémunérations entre la bourse de Paris et celles des Etats-Unis. Carlos Ghosn, troisième rémunération au classement Proxinvest de 2018, vient de rappeler l’un de ses arguments, quand on lui reproche d’avoir constamment cherché à augmenter sa rémunération : il remarque que dans sa logique, il reste peu payé puisqu’il aurait pu toucher davantage chez General Motors (en 2018 : 13 millions d’euros pour lui, refusés finalement par les actionnaires, et 20 millions d’euros pour Mary Barra chez General Motors).

Une dynamique de contagion par le sommet

La rémunération du dirigeant d’une entreprise cotée est proposée par le comité de rémunération du Conseil, qui s’appuie sur des comparaisons avec ses pairs. Ce mécanisme de comparaison joue pour tous les autres salariés, à la différence que les moyennes des rémunérations des dirigeants sont tirées vers le haut par des points aberrants, des rémunérations extraordinairement élevées. L’effet d’échelle de perroquet, bien connu pour toutes les fonctions, joue pour les dirigeants sur une distribution beaucoup plus ouverte.

Le rapport permet de l’illustrer facilement.

La presse a essentiellement retenu deux chiffres du rapport : la rémunération moyenne annuelle d’un patron du CAC 40 pour l’exercice 2018 est de 5,8 millions d’euros ; celle d’un patron du SBF 120 est de 3,6 millions. Le lecteur oublie facilement que le CAC 40 est une partie du SBF 120 et retient deux chiffres pour des populations différentes, d’un niveau finalement assez homogène. Mais les données de l’enquête Proxinvest permettent de distinguer trois catégories d’entreprises :

  • Les 5 dirigeants les mieux payés, que le rapport analyse en détail (Dassault Systèmes, Kering, Renault, L’Oréal et Technip FMC) sont payés en moyenne 17 millions.
  • Les dirigeants des 35 entreprises suivantes du CAC 40 sont payés en moyenne 4,2 millions : de leur point de vue, ils sont donc payés 4 fois moins que les premiers.
  • Les dirigeants des 80 entreprises les plus petites, celles du SBF 80 des entreprises du SBF 120 non-membres du CAC 40, sont payés en moyenne 2,5 millions d’euros : de leur point de vue, ils sont payés 7 fois moins que leurs collègues les mieux payés.

Une échelle aussi ouverte facilite donc la contagion au sein des comités de rémunération, d’autant qu’elle apparaît arbitraire : les dirigeants les mieux payés n’apparaissent pas exceptionnels à leurs pairs et leurs entreprises ne sont a priori ni les plus grosses, ni les plus rentables.

Le rapport confirme ce caractère arbitraire, en essayant comme chaque année de tester un prédicteur qui paraitrait économiquement logique : la performance économique des entreprises. Il conclut qu’elle ne joue pas.

  • Elle ne joue pas à court terme. Le rapport constate qu’en 2018, les sociétés du CAC 40 ont vu une baisse de leurs bénéfices cumulés de 6,2 % et une baisse de 8,0 % de leur cours, pendant que la rémunération totale moyenne augmentait de +6,4 % (mais elle aurait baissé sans les cinq premières).
  • La performance ne semble pas jouer non plus à moyen terme. Le rapport calcule une performance économique et financière de l’entreprise sur 5 ans entre 2013 et 2018, et n’observe aucune corrélation avec l’évolution de la rémunération des dirigeants sur la même période.

Une caractéristique d’un mécanisme de contagion est qu’il s’atténue en s’éloignant de son épicentre. L’indice d’une contagion par le haut est que le rythme d’augmentation décroit avec la taille des rémunérations. Le rapport permet de le mesurer sur dix ans (avec toutes les précautions d’usage, puisque les populations du CAC 40 et du SBF 80 sont mouvantes). Sur 10 ans, la rémunération totale d’un dirigeant a augmenté de 4 % l’an pour les sociétés du SBF 80 et de 6 % l’an pour les sociétés du CAC 40. Tout se passe comme si le fait d’avoir une rémunération élevée était le meilleur prédicteur du taux d’augmentation de cette rémunération.

Une dynamique de distribution également par le sommet

Le rapport pointe que l’essentiel de la hausse des rémunérations du CAC 40 en 2018 s’explique par un petit nombre de dirigeants, bénéficiaires d’une compensation actionnariale que le rapport qualifie de « dérive ». Il cite nommément Bernard Charlès à Dassault Systèmes, François-Henri Pinaut à Kering, Jean-Paul Agon à l’Oréal, Bernard Arnault à LVMH et Douglas Pferdehirt à Technip FMC, déjà cité.

Outre ce cinquième cas que le rapport explique par la nationalité étrangère de la société, les quatre autres relèvent tous de groupes dits familiaux car contrôlés par une famille. Le rapport ne fait pas ce lien, mais on peut faire l’hypothèse que la distinction entre patrimoine de l’entreprise et patrimoine des dirigeants est sans doute moins nette dans ces entreprises familiales que dans des entreprises à l’actionnariat diffus, et cela même dans le cas où le dirigeant est extérieur à la famille : il est vu comme un co-propriétaire plutôt que comme un salarié.

Le rapport décortique en particulier la première rémunération de 2018, celle de Bernard Charlès à Dassault Systèmes avec 33 millions d’euros, pouvant atteindre 72 millions en cas de performances boursières excellentes, et qui s’ajoute à un portefeuille d’actions de 400 millions d’euros.

Au-delà de ces cas particuliers, c’est pour l’ensemble des dirigeants du CAC 40 que la part actionnariale est de plus en plus importante dans la rémunération.

  • La rémunération fixe représente désormais un cinquième du total et la rémunération variable, un quart : ce qu’on appelle souvent le bonus est donc passé en dix ans de 107 à 130 % du fixe.
  • Mais le phénomène marquant est la hausse continue de la part en actions, passée en dix ans de 23,7 % à 42 % de la rémunération (dont 2 % seulement pour les stock options, qui ont pratiquement disparu).

La part de la rémunération en actions augmente aussi pour le SBF 80, mais moins, et on peut faire l’hypothèse que c’est la part actionnariale qui explique l’écart croissant avec le CAC 40.

Labsence de mécanismes stabilisateurs

Proxinvest défend l’idée d’un certain équilibre dans le niveau de rémunération des dirigeants des sociétés cotées, comparé à celui des autres salariés. La partie du rapport consacrée à cet équilibre illustre la difficulté à le définir et encore plus à l’atteindre.

 

La logique du Say on Pay

Un premier niveau d’analyse a été de dire que l’envolée des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises cotées s’expliquait par un défaut de vigilance des actionnaires, ou leur manipulation par les dirigeants. Et donc qu’un vote explicite des actionnaires sur la rémunération des dirigeants introduirait un élément de modération.

Les éléments présents dans le rapport sur cette question montrent que ce n’est pas si simple. Les entreprises familiales peuvent se permettre d’ignorer le mécontentement des actionnaires minoritaires. Ainsi la rémunération de Bernard Charlès déjà décrite n’a été approuvée que par 49 % des minoritaires. Celle de François Pinault n’a été approuvée que par 35 % des minoritaires.

Mais dans d’autres entreprises, des rémunérations qualifiées elles aussi de dérive par Proxinvest peuvent être massivement approuvées par les actionnaires, s’ils sont contents des résultats de l’entreprise. Ainsi Jean-Paul Agon, le dirigeant de L’Oréal, épinglé pour cumuler le revenu fixe et la rente de retraite les plus élevés du CAC 40 ainsi qu’une attribution d’actions de 5 millions, a-t-il vu sa rémunération approuvée par 94 % des actionnaires et 86 % des minoritaires. Leur analyse se place sur une logique d’alignement des intérêts. Les actionnaires heureux d’une grande entreprise n’ont pas de raison objective de plafonner la rémunération de leur dirigeant, compte tenu de l’impact très faible sur le « gâteau » à se partager.

Il est clair qu’à côté du mécanisme de contagion déjà décrit, qui joue sur l’imitation et un regard vers le haut des administrateurs (« il vaut autant que tel très bien payé »), un second mécanisme joue également, de distribution ou de ruissellement : c’est un regard vers le bas de l’actionnaire qui lui fait dire que le bénéficiaire « mérite une partie de ce que je gagne ».

 

La logique des ratios d’équité

Proxinvest suit différents indicateurs qu’il qualifie d’indicateurs de cohésion sociale.

Le premier compare les hausses des rémunérations des dirigeants et celles de leurs salariés. Proxinvest constate « un mauvais point de cohésion sociale », déjà noté aux échelons supérieurs : plus on descend dans la hiérarchie des rémunérations, et plus la croissance s’affaiblit. La croissance en 2018 de la rémunération des salariés du CAC 40 n’est que de 2,1 % contre 6,4 % pour leurs dirigeants, soit 3 fois plus. Le rapport de 3 est le même si on calcule l’évolution sur 4 ans, soit sur la période 2014-2018 : 12,6 % en cumulé pour les salariés, 37,1 % pour les dirigeants.

 

Lire aussi : Sociétés cotées, de nouvelles exigences pour les dirigeants

 

On voit ainsi s’ébaucher une pyramide régulière des taux d’augmentation qui confirme une double dynamique de contagion et de distribution : +2 % l’an pour les salariés, +4 % pour le SBF 80, +6 % par le CAC 40, pyramide qu’on peut compléter par :

  • au sommet, le chiffre de +8 %, estimation que donne Thomas Piketty de la hausse du patrimoine des très riches (qui sont tous propriétaires d’une grande entreprise, et donc les décideurs ultimes des rémunérations des dirigeants),
  • à la base, par le chiffre de 0 %, correspondant à la stagnation des salaires les plus faibles aux Etats-Unis, dans un pays ne connaissant pas ou peu la dynamique de sens inverse d’un salaire minimum.

Les analystes de Proxinvest calculent aussi ce qu’ils appellent « une rémunération maximale socialement acceptable de 240 SMIC annuels » soit un niveau de 5M€ en 2018. Le rapport note que 22 dirigeants seulement le dépassent contre 29 en 2017, ce qu’ils jugent une amélioration. Le rapport n’indique pas d’où vient ce ratio de 240.

Proxinvest s’interroge sur l’impact que pourra avoir le nouveau « Ratio d’équité » prévu par la Loi Pacte, et s’il pourra devenir le nouveau référentiel interne à l’entreprise.

Mais la Loi Pacte n’introduit aucune norme, du type du ratio de 240 fois le SMIC de Proxinvest. Elle demande simplement aux entreprises de calculer chaque année le rapport entre les rémunérations des mandataires sociaux et la moyenne (et la médiane) de la rémunération des salariés ; puis de suivre ce rapport dans le temps.

On voit assez mal en quoi ces informations, déjà connues des salariés des entreprises cotées, pourraient faire naître naturellement un nouveau référentiel. Le rapport donne un avant-goût du niveau moyen du ratio d’équité, en notant qu’un dirigeant du CAC 40 est payé en moyenne 90 fois la rémunération moyenne de ses salariés. Mais est-ce trop, pas assez, « juste bien » ?

Et en imaginant même qu’il émerge un certain consensus sur un « bon » ratio d’équité, on voit encore plus mal comment il pourrait créer une dynamique pour respecter cet équilibre et lier entre elles les rémunérations des salariés et celles des dirigeants. Du moins tant que la grande entreprise cotée abrite deux gouvernances disjointes.

  • Une enceinte de discussion associe les actionnaires (apporteurs de leurs capitaux) et le dirigeant. Elle décide de la rémunération du dirigeant dans une logique de partage de la valeur actionnariale, sous pression d’une contagion des plus hautes rémunérations et de dirigeants étrangers souvent mieux rémunérés.
  • Une autre enceinte de discussion associe les salariés (apporteurs de leur temps) et le dirigeant. Elle décide de la rémunération des salariés dans une logique de maitrise des coûts, sous pression de rémunérations salariales souvent plus faibles, chez des concurrents et à l’étranger.

 

Le rapport complet peut être commandé à la Librairie du délit – Justicia (ex LDEL/JUSTICIA) – librairie.justicia@gmail.com

 

Mots-clés : rémunération des dirigeants – inégalités salariales – CAC 40 – SBF 120

 

Lire aussi : Vers une représentation accrue des salariés au sein des conseils d’administration

 

Cet article a été initialement publié sur le site variances.eu le 6 février 2020. Il est repris par Vox-Fi avec due autorisation. Il a initialement été publié sur Vox-Fi le 11 février 2020.

 


[1] Proxinvest est une société de conseil française qui assiste les investisseurs dans leurs votes aux assemblées des sociétés dont ils sont actionnaires.