Résumé

Il y a création de valeur financière par l’entreprise quand la rentabilité effective des actifs est supérieure à la rentabilité exigée par les investisseurs. On montre dans cette note, avec des termes de jargon expliqués en chemin qu’il y a création de valeur sous l’une ou l’autre des trois conditions :

  • Si la somme actualisée des EVA futurs est positive,
  • Si le price-to-book « actifs » est durablement supérieur à 1,
  • Si le ROCE est supérieur au coût du capital.

Préliminaire : un projet d’investissement

Le mieux est de partir de zéro sur un projet d’investissement. L’initiateur mobilise des fonds à cet effet, disons 100, qui sont coûteux car les investisseurs exigent un certain retour sur le capital qu’ils apportent à l’entreprise (ou qu’ils y laissent plutôt que de le reprendre sous forme de dividendes ou de rachat d’actions), tout ceci devant prendre en compte le niveau de risque du projet. Ce coût est appelé coût du capital, une notion homogène à un taux d’intérêt et d’ailleurs déterminé sur les marchés financiers comme le sont les taux d’intérêt. Dans notre exemple, ce coût est k = 8% sur la période.

Le projet rapporte 110 en fin de période et s’interrompt. Le gain net, assimilable à un résultat d’exploitation, est donc de 10, à mettre en proportion du capital investi. On définit la création de valeur, ici positive, comme :

CV = 10 – 8% x 100 = 2.

Elle s’assimile à un gain d’opportunité. L’important n’est pas que le projet gagne de l’argent, il faut qu’il en gagne plus que ce à quoi l’investisseur est en droit de s’attendre en plaçant à iso-risque sur le marché au taux de 8%. Voilà toute l’idée derrière la notion de création de valeur.

 

Qu’en est-il pour une entreprise ?

Les choses sont plus compliquées pour l’entreprise parce qu’elle n’est pas qu’un seul projet, mais un ensemble de projets passés (mais qui rapportent encore), présents et futurs. (En fait, l’entreprise peut être vue comme un faisceau de projets rassemblés sous un même toit stratégique.) On continue pourtant à parler de création de valeur, plus exactement de création de valeur sur la période, ou encore, selon l’acronyme anglais EVA, de Economic Value Added, avec la même définition que plus haut :

 

 

 

 

REXt est le résultat d’exploitation de la période (après fiscalité) et At-1 représente les actifs économiques de l’entreprise en fin de la période t-1, c’est-à-dire au début de la période t.

On rapportera souvent la création de valeur sur la période au capital misé au départ, ce qui donne une formule assez parlante :

 

où l’on voit qu’il y a création de valeur positive sur la période t si la rentabilité des actifs (ROCE ou return on capital employed) est supérieure au coût du capital.

 

Cinq remarques :

1. Ce calcul ne concerne qu’une période. Mais l’entreprise a des hauts et des bas ou bien entreprend un grand projet d’investissement qui va affecter sa rentabilité initialement pour rapporter ensuite. Il ne faut donc pas se limiter au calcul sur une seule période pour juger de la performance de l’entreprise, mais faire la somme des EVA estimées sur toutes les périodes futures, actualisées par le coût du capital. On arrive ainsi à la définition de la création de valeur(le symbole ∑ signifie « somme sur la période de t = 1 jusqu’à l’infini »).

 

2. Il faut être attentif à la mesure du capital économique (ou de sa contrepartie financière au passif). La comptabilité est souvent imparfaite à ce sujet. Par exemple les amortissements comptables ne représentent pas toujours l’usure ou l’obsolescence économique). Il s’agit donc du capital économique à son coût de remplacement, comme si l’entreprise devait racheter tous les actifs sur un marché du neuf ou de l’occasion, un détail clé qu’oublient souvent les manuels de finance (voir plus loin la discussion à propos des marques).

3. La création de valeur, on l’a dit, est un concept qui ramasse tous les projets de l’entreprise. Mais quand l’entreprise décide d’investir, l’important pour elle est la rentabilité des derniers euros investis et donc la « création de valeur marginale», celle qui vaut pour un projet supplémentaire. L’importance de cette remarque apparaîtra quand on évoquera la théorie de l’investissement. L’énorme problème pour l’analyse financière est qu’on peut assez aisément estimer la création de valeur moyenne de l’entreprise, si on dispose d’un plan d’affaires ou plus simplement à partir des données boursières, comme on le verra. Mais il est plus difficile à un observateur extérieur de l’entreprise d’obtenir les données pour mesurer la création de valeur marginale.

4. Le mot de création de valeur, et son opposé destruction de valeur, sont mal choisis pour le grand public. Si jamais le projet ci-dessus avait rapporté 7 au lieu de 10, il y aurait quand même eu un profit positif, il y aurait eu aussi des salaires versés. Autrement dit, le projet aurait rapporté une « valeur ajoutée », qui est un bon indicateur de sa contribution économique, en se rappelant que le PIB d’un pays n’est que la somme des valeurs ajoutées de ses unités de production.

5. On parle de « création de valeur pour l’actionnaire » alors qu’on n’a pas raisonné ici sur les fonds propres ni sur la rentabilité des fonds propres (ou ROE). Mais peu importe car le créancier est couvert par un contrat, à la différence de l’actionnaire. Par conséquent, tout ce qui vient en plus (ou en moins) va chez l’actionnaire, tant que l’entreprise n’est pas en défaut de paiement.

 

Quel lien avec l’évaluation d’entreprise ?

La valeur de l’entreprise est classiquement la somme des flux nets de trésorerie qu’elle peut dégager sur le chemin de croissance anticipé. Par flux net de trésorerie, on entend le résultat d’exploitation (ou EBIT) corrigé de l’impôt et diminué des dépenses nettes d’investissement (donc après amortissement). Cet investissement est donc égal à la variation de stock de capital d’une période à l’autre. À noter aussi qu’il comprend la variation du capital circulant ou du BFR. D’où :

 

Les formules de l’EVA et du FNT sont étonnamment proches. Leur différence se calcule aisément :

 

Autrement dit, l’EVA dépasse le niveau du flux de trésorerie si le capital en fin de période est plus élevé que ce qu’il aurait été s’il avait travaillé avec le même rendement que le coût du capital. C’est notablement le cas si l’entreprise investit peu, ce qui libère un flux de trésorerie à usage des dividendes, sans que la création de valeur ait bougé.

Munis de la définition du flux net de trésorerie, on retrouve la formule habituelle de la valeur de l’entreprise en début de période (t = 0) :

 

Comment rapporter cette définition à la notion de création de valeur ? On évite le calcul complet ici, car il suffit d’observer ce qu’il advient pour une période donnée dans la sommation ci-dessus. Prenons par exemple la période t = 5. Dans le second terme du membre de droite, l’élément A5 va apparaître deux fois comme l’indique l’équation qui suit. Et les deux termes se simplifient :

 

De la sorte, la valeur de l’entreprise s’écrit également (attention, apparait aussi un A0 résiduel) :

 

On arrive à la très importante relation :

 

Il est commun en analyse financière d’utiliser le ratio q ou Price-to-Book rapportant la valeur de l’entreprise à sa valeur comptable (comme approximation de la valeur de l’actif économique à son coût de remplacement, car ces deux données sont très facilement accessibles). On a alors :

 

Si la création de valeur est positive, le ratio qA est supérieur à 1. (Attention, il s’agit d’un price-to-book ‘actifs’, raisonnant sur le total des actifs économiques et non un price-to-book ‘equity’, qui rapporterait simplement la valeur boursière des fonds propres à leur valeur comptable. Il est également appelé, on va voir pourquoi, q de Tobin.)

 

Une simplication : le cas d’un chemin de croissance constant

Si l’on suppose que l’entreprise connaît une croissance g constante (hypothèse simplificatrice faite en général après la période terminale du plan d’affaires dans les évaluations DCF), on aura par exemple : REXt = (1 + g)t x REX1, idem pour les autres variables, de sorte que, avec la simplification de calcul habituelle :

 

On retrouve sous cette hypothèse que la création de valeur est positive si et seulement si la rentabilité des actifs, le ROCE, est supérieure au coût du capital. De la même façon :

 

La seule différence entre les deux formules est que le taux de croissance g remplace le coût du capital k au numérateur. Mais on vérifie bien que qA = 1 + CV / A0.

 

Vers une théorie de l’investissement. Le problème des marques

James Tobin a donné son nom au ratio du même nom. Il développait une théorie de l’investissement très intuitive. Si qA est supérieur à 1 (il parlait bien du qA marginal et non moyen – voir remarque plus haut – alors l’entreprise gagne de l’argent à investir davantage. L’investissement cessera lorsque qA aura rejoint 1. L’intuition est géniale : observer le q de Tobin marginal suffirait à juger si l’investissement va croître ou pas.

Intuition géniale, mais peu vérifiée empiriquement, outre la difficulté d’observer ce qu’est le q marginal d’une entreprise. Il y a notamment des coûts de transaction dans la mise en place d’un nouvel investissement qui compliquent singulièrement la formule. De plus, la relation vaut pour autant que l’entreprise ne soit pas en situation de monopole auquel cas elle n’a pas intérêt, pour maximiser son profit, d’aller jusqu’au point où son profit marginal sera zéro. Elle restera durablement avec un profit positif et donc un q de Tobin marginal supérieur à un.

Outre les situations de monopoles, il y a le phénomène des marques. Par exemple LVMH vaut 425 Md€ à la mi-septembre 2023 (soit sa capitalisation boursière plus ses 60 Md€ de dette financière nette tels qu’on les voit dans son bilan 2022). Ses actifs économiques s’élèvent à 105 Md€. Son Price-to-book actifs est donc de 3,7X et semble structurellement conserver ce niveau élevé. Le coût du capital est de disons 5 à 6%, quand son ROCE est de 25%. Il y a une très forte création de valeur. Mais, ne peut-on dire qu’en réalité les marques devraient être mises au bilan en tant qu’actifs incorporels ? C’est uniquement parce que les normes IFRS, sans doute à raison, ne comptabilisent pas le goodwill interne que peut apparaître ce stupéfiant écart. Mais quand LVMH investit par acquisition, par exemple Tiffany (15 Md€), elle est obligée d’acquitter un très fort goodwill. On voit bien à cette occasion l’importance de mesurer les actifs – si on le peut – à leur coût de remplacement.

Il faut dire pour finir que cette notion de création de valeur est souvent mal utilisée, par importation un peu rapide de l’idée de destruction créatrice de Schumpeter. On dira que l’objectif d’une entreprise doit être de « créer de la valeur », en ajoutant : « pour l’actionnaire ». Celles qui n’en créent pas sont condamnées par la bourse. C’est bien sûr faux. Imaginons que le coût du capital soit de 8% et qu’une entreprise, sur un marché mûr, ait un rendement de ses actifs de 8%. Sa création de valeur est nulle selon notre définition, et pourtant ses investisseurs seront bien heureux de toucher régulièrement du 8%. Elle remplit son contrat. Si jamais elle distribue la moitié de son résultat, le reste sera investi et le cours boursier progressera de 4% l’an, ce qui est tout à fait plaisant. Si elle allait au-delà en rentabilité, il faut peut-être avoir à l’esprit qu’elle jouit d’un privilège de rente, passible idéalement d’une réprimande des autorités de la concurrence.