Alain Trannoy, Étienne Wasmer, Le grand retour de la terre dans les patrimoines, Ed. Odile Jacob.

Quand un économiste commence à parler d’impôt, la peur pas toujours infondée, reconnaissons-le à voir le débat actuel en France, est qu’il recommande de prélever plus. Ce n’est pas notre cas : notre proposition de réforme fiscale, présentée dans notre livre écrit à quatre mains, Le grand retour de la terre dans les patrimoines chez Odile Jacob, ne préconise pas d’augmenter les impôts.

Le cœur de notre argument est que les bases d’imposition qui sont sollicitées en France ne sont pas forcément les bonnes, ni au bon niveau. Pour s’en persuader, on peut raisonner à trois niveaux, celui de l’efficacité économique, celui de l’équité, et enfin celui d’adapter notre fiscalité à la nécessaire transition vers une croissance plus respectueuse de notre environnement.

L’efficacité économique préoccupe évidemment les directeurs financiers, les chefs d’entreprise et la plupart des économistes mais pas beaucoup de monde en dehors d’eux. Quand on taxe un bien, soit le producteur en produit moins, soit le consommateur en consomme moins, sans exclure que les deux phénomènes arrivent simultanément. Il en résulte une diminution de la taille de l’économie. Un bien et un seul peut être taxé sans que sa production et son usage diminue, c’est le foncier. Le foncier n’a pas été produit, c’est un don de la nature, et si le foncier est taxé au même taux quel qu’en soit l’usage, la terre sera toujours utilisée, même si la répartition entre les différents usages peut évoluer. Autre propriété importante, en particulier par rapport au patrimoine financier, le foncier ne peut pas être déménagé, son propriétaire peut décider de partir à l’étranger, mais s’il décide d’en rester propriétaire, il restera redevable de la taxe. S’il décide de vendre le bien, alors c’est le nouvel acquéreur qui devra acquitter la taxe.

Nous proposons dans notre ouvrage de taxer la valeur du foncier à un taux fixe. A minima il conviendrait de la taxer à 1% et de remplacer toutes les taxes existantes sur l’immobilier par cette taxe unique. En imposant la terre à 2% et avec de la progressivité, le surcroit de recettes engendrées par rapport au taux de 1%, à minima 60 Md€, permettrait de diminuer d’autant la fiscalité du capital ou du travail.

Le second argument pour une taxe sur la valeur des terres est à trouver du côté de l’équité. La valeur de l’ensemble des terres de France représente 3 fois la valeur du PIB. Sur ce total, les terres agricoles en représentent autour de 10%. 90% de la valeur du foncier est à usage non agricole. Cela résulte en grande partie du fait que les terrains les plus valorisés se trouvent au centre des grandes villes. Pourquoi ces terrains valent-ils si chers, par exemple à Paris intra-muros ? Tout simplement en raison des effets d’agglomération. C’est un type d’effet externe qui provient de l’agglutinement des activités et des hommes sur un petit espace, qui rendent les échanges aisés. La production en particulier de services s’en trouve grandement facilitée et ces rendements croissants en fonction de la taille de la ville se trouvent capitalisés dans la valeur du sol. La terre urbaine est un réceptacle de la possibilité de créer de la richesse, mais pas un facteur en lui-même créateur d’effets d’agglomération. Son propriétaire n’y est pour rien, et donc taxer la valeur de la localisation revient à taxer la chance, celle de posséder un bien (souvent hérité) au bon endroit, et de voir son prix monter. Taxer la terre c’est donc aux antipodes de taxer l’effort, le talent, la prise de risque que représentent, à des titres divers, la taxation du travail et du capital qui sont bien les deux sources de croissance et de richesse d’un pays. Ce raisonnement vaut d’ailleurs pour le bâti, pensons à tous ces bricoleurs du dimanche qui consacrent des heures de loisir pour mener à bien des travaux d’amélioration de leur logement.

La troisième raison pour appuyer l’idée d’une taxe sur la valeur du foncier est à rechercher du côté de la grande cause mondiale qui est d’essayer dans un temps bref de réaliser cette transition vers un modèle plus sobre en ressources naturelles et en rejets de déchets de toute sorte, y compris évidemment les émissions de CO2. Le sol naturel absorbe le CO2 et on aura besoin de plus de terres agricoles au fur et à mesure que l’on va restreindre notre consommation de viande. D’où l’idée du ZAN, du zéro artificialisation nette, inscrit désormais dans la loi. La taxe sur la terre que nous appelons de nos vœux s’inscrit manifestement dans cette stratégie, elle constitue un instrument au service de cette stratégie. En effet, les propriétaires d’un bien immobilier, n’étant désormais taxés que sur la valeur du terrain d’assise du bien, chercheront tout naturellement à en limiter la surface, et en conséquence, l’objectif de sobriété foncière en ville sera atteint naturellement avec comme corollaire l’augmentation des densités.

Dans la perspective de la nécessaire transition énergétique, cette taxe offre un intérêt supplémentaire. Elle affecterait le rendement net de la terre urbaine en captant un tiers de son rendement brut, environ 3% dans les zones urbaines. La valorisation de l’actif terre risque de baisser et il faudrait s’en réjouir. Construire bas-carbone implique un coût plus important. Si en plus les acheteurs doivent faire face à un foncier très cher que l’objectif du ZAN, qui raréfie l’offre de terrains constructibles en zone urbaine, contribue à entretenir, le risque est que l’équation économique élimine beaucoup trop d’acheteurs, en particulier des primo-accédants. La taxe unique sur la valeur du foncier va induire une baisse de son  prix à travers deux mécanismes. D’une part, on peut légitimement penser que la taxe sur la détention de terre va inciter moins d’investisseurs à en détenir, exerçant ainsi une pression à la baisse sur les prix du foncier. D’autre part, cette taxe unique vient en remplacement de toutes les taxes existantes sur l’immobilier y compris les droits de mutation à titre onéreux (DMTO). Ceci représente une économie de près de 6% sur l’achat du terrain que doit acquitter l’acquéreur. Au total, il semble acquis que la charge foncière d’une opération par m2 TTC va baisser permettant de desserrer l’équation économique.

Cette taxe aurait rapporté 70 milliards d’€ au Trésor Public en 2019, pas loin des recettes de l’impôt sur le revenu. En effet la valeur de toutes les terres de France était de 7000 Md€ cette année-là. Aujourd’hui, elle rapporterait beaucoup plus encore, autour de 90 Md€. La valeur du foncier va baisser un peu cette année, sous l’effet de la hausse des taux d’intérêt immobiliers, mais pour effacer toute la hausse depuis 2019, il faudrait une baisse de 22% ! Rien ne laisse augurer un tel effondrement, simplement parce que le taux d’épargne des Français est très élevé, plus de 17% au premier trimestre 2023, permettant ainsi aux vendeurs d’attendre des jours meilleurs.

Pour rendre opérationnelle cette taxe, il est nécessaire d’être en mesure de séparer pour le foncier bâti, la valeur du bâti du reste. Si on devait mettre en œuvre cette taxe en urgence, la méthode la moins gourmande sur le plan statistique serait d’appliquer un prix moyen du m2 de terrain dans une zone considérée comme relativement homogène en termes de valorisation. Nous serons en mesure dans un an ou deux de savoir si d’autres méthodes plus sophistiquées permettent une estimation plus précise au niveau de chaque parcelle.

Alors, une utopie de plus ? « Il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. » nous dit Camus dans Le Mythe de Sisyphe. Quand on arrêtera de rêver à la transition vers une économie durable pour enfin s’intéresser aux conditions les moins coûteuses pour y parvenir, cette taxe s’intégrera tout naturellement dans la panoplie des instruments qui seront retenus.