La comptabilité carbone réunit trois principes simples. Le premier est qu’on ne gère bien que ce qu’on mesure. Ceci vaut pour toute politique qu’entreprend l’entreprise afin de réduire ses émissions de CO2 ou assimilés. Le second est que l’entreprise mesure d’autant mieux qu’elle « compte » les CO2 émis, c’est-à-dire qu’elle les fait rentrer dans son grand livre, avec la règle de la partie double, comme elle le fait pour tout bien et service acheté. C’est sur cette base qu’elle peut calculer analytiquement le contenu carbone des produits qu’elle vend. Or, jusqu’à présent, l’attention s’est presqu’exclusivement portée sur le reporting ou divulgation (disclosure) des émissions de carbone, et non sur leur comptabilisation, comme l’illustre l’effort législatif qui a abouti en Europe à la CRDS ou ailleurs aux normes édictées par le GHG Protocol. Les deux approches, comptable et divulgation, sont pourtant indissociables, car la première rend la seconde à la fois plus aisée, plus fiable et moins coûteuse, et l’exercice de comptabilisation serait vain sans l’enjeu de communication. C’est l’occasion quand même de trouver déraisonnable l’ampleur de ce qu’impose la CRDS comme divulgation extra-financière.

Le troisième principe établit une règle de transfert d’information entre le fournisseur et ses acheteurs, qui évite à ces derniers de refaire de neuf le travail. D’où une réaction en chaîne. Si les fournisseurs d’une entreprise lui communiquent le contenu carbone des produits qu’elle achète, le bilan carbone de l’entreprise en résulte immédiatement. À son tour, ayant rentré les données carbone dans sa comptabilité, de faire le pas suivant. Cette cascade d’information a un effet systémique puisque progressivement les contenus carbone, tant directs (scope 1) qu’indirects (scopes 2 et 3) deviennent disponibles de façon privative pour tous les acteurs. On reconnait ici le mécanisme décentralisé du calcul de la TVA.

Les bonnes idées – et la compta carbone pour parler familièrement en est une – naissent souvent à peu près en même temps et indépendamment. Deux universitaires réputés, Karthik Ramanna (Oxford) et Robert Kaplan (Harvard, ce dernier étant une référence mondiale en contrôle de gestion), ont produit un papier de référence sur la méthode en 2021 et sont à l’initiative d’une association, le e-Liabilies Institute, qui la promeut. En Allemagne, une équipe de la Bundesbank, dont notamment Ulf von Kalckreuth, est arrivée à l’énoncé des mêmes principes à partir d’une interrogation plutôt macroéconomique sur la mesure de l’empreinte carbone au niveau des pays et des secteurs d’activité et donc demain, en descendant, au niveau de l’entreprise. Les banquiers centraux se préoccupent en effet de la transition climatique sous le couvert de la stabilité financière et, plus surprenant, de l’inflation (eh oui, la transition écologique va faire grimper les prix… pour la bonne cause, mais ceci pourrait obliger les banques centrales à sortir leur gros marteau, ce qui irait la freiner !). En France, le collectif Carbones-sur-Factures (CSF) ainsi que le présent auteur ont fait de même, à partir de leur expérience en entreprise. Voir ici l’article des Echos qui marque l’initiative, signé également par Emmanuel Millard, ex-président de la DFCG. D’autres démarches naissent, par exemple de la part d’entreprises qui, à des fins commerciales le plus souvent, font l’effort de mettre le contenu carbone du produit sur la facture-client, ou bien qui utilisent des plateformes électroniques à cette fin. Il est donc utile de faire le point.

 

Où en est-on aujourd’hui ?

L’occasion en a été donnée lors d’un colloque restreint (50 personnes) qui s’est tenu à Hambourg sous la double égide de la Bundesbank et de l’Université d’Oxford. Il regroupait entre autres le FMI, la Banque des règlements internationaux, Eurostat, l’Efrag, le GHG Protocol, l’Autorité des normes comptables allemande, les comptables nationaux des États-Unis et de l’Allemagne, deux représentants de prestataires de logiciels comptables ayant déjà avancé sur l’appui informatique, une représentante de la profession d’audit, et quatre grandes entreprises, Chevron, Heidelberger Materials, BMW et BASF. Trois personnes venaient de France : Carbones-sur-factures, CITEPA, une association publique experte en environnement et moi-même. Papiers du colloque disponibles ici.

Pour donner un état des lieux :

  • Il y a convergence progressive des approches « macro » et « micro ». Ainsi les comptables nationaux utilisent des techniques qui pourront aider demain dans la détermination de facteurs d’émission utiles aux comptables d’entreprise. Les techniques de détection d’émissions par satellite sont, dans le cas du méthane, de plus en plus efficaces. En retour, une approche micro réussie permet par agrégation d’obtenir les émissions directes d’un secteur d’activité, d’une région, d’un pays.
  • Quelques grandes entreprises ont déjà une démarche proto-compta carbone, si on peut dire. Ainsi, BASF présentait sa capacité à allouer sur ses 45.000 produits le contenu carbone de ses inputs. BMW fait de même. Des plateformes inter-entreprises sont mises en place avec des protocoles d’échanges d’information entre fournisseurs et clients. Beaucoup d’entreprises, banques, compagnies de transport, agro-alimentaires commencent à notifier le contenu carbone de l’achat effectué. Il s’agit d’un marketing vert à encourager mais qui devra très vite reposer sur des données attestées.
  • Si on parle comptabilité, il faut parler comptabilité. Il n’y a pas différentes méthodologies en la matière. Un consensus se dégage sur le fait que la compta carbone réplique simplement la comptabilité en usage pour les états financiers et même, plus précisément, la comptabilisation de la TVA.
  • Les idées deviennent plus claires sur la façon de déclencher la réaction en chaine évoquée plus haut. Il y a un consensus sur la priorité à avoir des assurances fortes, par voie d’audit, sur les données primaires que sont les émissions de type scope 1 et scope 2. La loi y pourvoit en France et en Europe puisque cela va rentrer dans le champ des données soumises à audit. S’agissant du scope 3 amont, l’entreprise doit faire la meilleure estimation de son montant, nourrie de données externes disponibles dans des banques de données, de rapports d’expertise interne, etc. Leur mode de confection donne lieu également à des pistes d’audit. Ces données s’enrichissent progressivement des informations transmises depuis l’amont par les fournisseurs, puisque ceux-ci calculent de mieux en mieux leurs propres émissions. Certains travaux montrent qu’en raison de l’effet de cascade, des estimations même fragiles (mais les meilleures disponibles !) sur le scope 3 n’empêchent pas une convergence sur la vraie empreinte carbone du produit (ECP ou PCF selon l’acronyme anglais de product carton footprint). On parle bien de scope 3 amont, la détermination du scope 3 aval, si utile qu’elle puisse être, est prospective et ne rentre donc pas dans le champ de la comptabilité. Celle-ci aura pour rôle de fournira les données fiables sur lesquelles les projections aval seront faites.

Il reste bien sûr des débats encore ouverts :

  • Le bon support pour la transmission aval des données en est un : est-ce la facture, un document séparé attaché à elle, une base de données centralisée, des protocoles d’échange via des plateformes… CSF milite fortement pour tout concentrer sur la facture. La seule mention de l’ECP suffit-elle ? BASF divulgue à ses clients un ensemble très riche d’informations, mais qu’il est aisé de connecter électroniquement à une facture. À ce titre, l’entrée en vigueur prochaine de la facturation électronique, et sa centralisation par l’autorité fiscale, ouvre des opportunités.
  • Quelle est la place des PME et PMI dans cette initiative ? Elles ne sont nullement hors-jeu dans cette démarche carbone, soutient efficacement Carbones-sur-Factures. Si elles disposent de moins de moyens logistiques en contrôle de gestion, les processus internes de production sont plus simples et l’éventail des produits vendus et achetés moindre. Des logiciels simples, comptables ou extra-comptables, commencent à être disponibles, dont le calculateur de CSF pour les PME. Le travail sera facilité quand les entreprises plus grandes, qui sont leurs fournisseurs les plus fréquents, leur passeront les données amont.
  • Quels indicateurs de performance ? L’ECP (ou sa variation dans le temps) fera partie des KPI indispensables, mais suffit-elle ? Il faut pouvoir comparer une entreprise à une autre, il faut pouvoir distinguer dans un indicateur de décarbonation, les effets de la croissance du marché (qui augmente naturellement l’empreinte carbone de l’entreprise), les effets de structure de produits, les effets innovation, etc. Voir note de CSF à ce sujet.
  • Comment traiter les crédits volontaires de carbone (CVC) en compta carbone ? Ces crédits recouvrent aujourd’hui tant la capture de carbone – qui peut, à la rigueur, être mesurée – et l’évitement, qui ouvre la porte à toute falsification (j’aurais pu aller voir un ami à Marseille en avion. Je ne l’ai pas fait : je m’attribue donc la dépense carbone évitée !) La fontaine à décarbonation est inépuisable à ce compte ! C’est pourtant comme ça que fonctionne encore le marché des CVC et les grandes entreprises étatsuniennes s’en servent à foison, TotalEnergies pareillement. Pour l’instant, la compta carbone évite prudemment de les prendre en compte. Mais elle peut aider à énoncer des principes qui structurent le marché.

Tout ceci montre en tout cas un terrain fertile qui est propre à susciter l’intérêt des directeurs financiers. Car qui dit compta carbone pose un quatrième principe : il ne suffit pas que la direction financière soit associée à la démarche ESG de l’entreprise. S’agissant de la mesure du carbone, elle est au centre du jeu.