Le modèle CARE : faire rentrer la soutenabilité dans les comptes
L’idée première du modèle CARE, celle d’une comptabilité en « triple capital » adaptée à la prise en compte de l’environnement, date de 1992 sous la plume de Robert Gray, un professeur de comptabilité écossais. En 2012, Jacques Richard et Alexandre Rambaud, à l’époque chercheurs associés à Paris-Dauphine, l’ont pleinement développée lui donnant le nom de CARE, pour Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement. Son objectif est d’ajouter à la comptabilité classique, celle qui enregistre les transactions monétaires d’une entité disposant d’un capital financier, deux des lettres de l’ESG, à savoir la prise en compte des ressources environnementales (E ci-après) et du capital humain au sens large (S). Ce modèle connait un développement continu, à la fois dans ses principes et dans le nombre, bien qu’encore réduit, des entreprises qui l’adoptent pour leur comptabilité extra-financière. De bonnes références sur CARE peuvent être trouvées ici et là.
On développe dans ce papier le principe de base de CARE, puis les deux grandes étapes de la méthode, l’une d’identification des cibles et de collecte des données, l’autre de leur mise en forme comptable (je réduis : les deux auteurs cités en comptent huit). Mes commentaires, plutôt critiques, sont en conclusion.
Principe
Tout activité productive apporte dommages et bénéfices à l’environnement naturel et social sans que ceux-ci soient nécessairement pris en compte dans les prix de marché. On parle d’externalités négatives, ou plus rarement positives, affectant l’environnement. Le capital humain est frappé en cas d’accidents du travail, de salaires exagérément bas, d’un travail abrutissant, etc. Le capital naturel se déprécie par la pollution, la dégradation des sols, la baisse de la diversité biologique, etc. Ces deux « capitaux » peuvent à l’inverse être améliorés par toute action d’atténuation, de préservation ou de réparation : la formation professionnelle ou la restauration de la qualité du sol pour prendre deux exemples. Omettre ces coûts ou ces avantages conduit en général à des décisions économiques mal fondées. Un distributeur (pour prendre un exemple tiré d’une présentation faite par un cadre de Carrefour sur la méthode CARE) pourrait trouver intérêt à vendre des carottes bio plutôt que des carottes non bio pourtant moins chères s’il prend en compte exhaustivement les coûts engendrés sur le capital naturel d’un agriculture non-bio. L’exploitant d’une carrière d’agrégats ne peut ignorer les coûts de restauration du site une fois l’exploitation terminée. À défaut, la nature est détériorée durablement.
La comptabilité traditionnelle ne prend pas compte ces externalités et considère comme simples coûts ce que les ressources naturelles et le travail apportent à l’entreprise. Les salaires font partie des charges d’exploitation et cette charge sera moindre si le salaire baisse. L’usage d’un terrain pour exploitation occasionne un loyer et celui-ci rentre également dans ces charges. La comptabilité donne aujourd’hui une vision de l’entreprise où la mise en œuvre est intégralement le fait du capital financier. C’est lui qui crée la valeur financière, même s’il opère sous la contrainte de ne pas omettre les coûts contractuellement engendrés par l’activité.
Il y a bien une approche qui permet de prendre en compte les coûts écologiques. Par exemple, s’agissant de la pollution, elle consisterait, à défaut d’un prix de marché, à imputer un prix notionnel qui représente le véritable coût social, de façon qu’il soit « internalisé » par l’entreprise, c’est-à-dire pris en compte dans ses décisions économiques. On a ici la logique de la taxe carbone.
Les initiateurs de CARE ne suivent pas cette voie. Ils refusent de considérer le capital naturel et le capital humain comme des coûts, parce qu’ils sont tout autant que le capital financier des contributeurs indispensables à la création de valeur. CARE identifie donc trois types de capital, le capital financier apporté par les investisseurs sous forme de fonds propres ou de dette financière, le capital naturel qui comprend les ressources non renouvelables et les ressources environnementales (la qualité de l’air est une telle ressource) et le capital humain qui est la communauté de travail qui aide, au sens large, à la production de l’entreprise.
En bonne comptabilité, le capital financier est pris en compte au passif du bilan, en tant qu’apporteur de ressources qu’on retrouve immobilisées sous formes de biens matériels et immatériels à l’actif du bilan. Les deux auteurs considèrent à juste titre qu’il ne faut pas assimiler le capital aux biens immobilisés ou courants qu’il opère. Le capital naturel (E) et le capital social (S) doivent donc, dans cette approche holistique, figurer également au passif d’un bilan élargi. L’exploitation de la carrière de granulats ne doit plus être prise en compte uniquement par les coûts financiers que son usage ou son titre de propriété engendrent. On doit se placer en quelque sorte du point de vue de la nature et considérer à la fois son apport à la production, c’est-à-dire le revenu qu’elle aide à engendrer, et le coût qu’elle subit à rendre ce service. S’il y a eu dégradation de la nature, le coût subi sera la restauration à accomplir pour retrouver le capital nature initial. Même chose pour le capital humain : des conditions de travail trop dures affectent la santé des employés et donc « dégradent » le capital humain qui est une ressource au passif de l’entreprise. (Notez la différence : le planteur de Virginie du 18e siècle mettait ses « esclaves » à l’actif de son bilan et non à son passif parce qu’il s’en disait propriétaire.) Pour l’instant donc, on reste dans la vision économique la plus standard, car la fonction de production des économistes adopte le même traitement : le capital humain est bien un facteur de production, de même, plus récemment, que le capital constitué par les ressources non renouvelables.
Avec cette simple idée en tête, on met le doigt sur le traitement dissymétrique aujourd’hui entre le capital financier et les deux autres formes de capital. Le premier, assimilé improprement aux actifs économiques de l’entreprise, est considéré dans une optique de continuité de l’entreprise, ce qui conduit à prendre en compte un « amortissement » (ou une « réserve » pour retenir le meilleur mot de l’anglais), c’est-à-dire le montant de dépenses à prévoir pour en maintenir la capacité productive, et donc une dépense qui n’est pas un débours de cash immédiat. Dans la logique de CARE, il convient de faire exactement pareil pour les deux autres types de capital. D’où la notion de soutenabilité ou de durabilité qui sont devenus des mots importants dans une perspective ESG. Dans son usage des ressources naturelles, l’entreprise mettra de côté ce qui peut préserver l’intégrité de la nature. Dans le cas contraire, elle a usé d’un service rendu par la nature sans restituer ce qu’elle a pris. Il s’agit, dans le langage de CARE, d’une dette vis-à-vis de la nature, qui lui reste à rembourser et dont, à défaut, les générations humaines futures devront assumer les conséquences. En abusant quelque peu de la notion, il va de même pour le capital travail : un mauvais traitement des salariés d’aujourd’hui affecte la transmission éducative à leurs enfants.
Les deux étapes de la méthode
a. L’identification des cibles et la collecte des données
Cette étape est essentielle. Elle est guidée, à des fins de mesure, par le principe de préservation. On s’attache à définir les possibles impacts de l’entreprise sur l’environnement, vu dans une optique de soutenabilité. Les initiateurs de CARE en ont une vision très étroite : il s’agit bien de restaurer les capitaux naturel et humain dans leur état antérieur. On refuse l’idée d’une compensation par laquelle un surplus de capital financier viendrait en dédommagement des dégâts que l’activité aura générés (ceci même en supposant qu’il n’y a pas de gâchis de ressources, l’entreprise étant supposé gérée de façon optimale).
Si on prend l’exemple de la carrière de granulats, l’entreprise doit prendre en compte le coût de restauration à l’identique du lieu utilisé au terme de l’exploitation. Le terme « à l’identique » pose question, mais renvoyons cela à la discussion qui suit. S’agissant des accidents du travail, la cible la plus présentable est de les éviter totalement, et le coût associé doit être l’aménagement du lieu de travail pour cette prévention. On imagine inversement qu’un programme de formation du personnel qui accroit leur employabilité dans et hors l’entreprise pourrait être compté positivement comme accroissement du capital humain.
La démarche CARE consiste donc à examiner une par une toutes les interactions de l’entreprise avec son environnement, voir s’il y a externalité, et si oui, se donner comme cible la restauration du capital en son état antérieur. On est très proches ici de ce que demande le Rapport de durabilité, dit encore comptabilité extra-financière, qui fait partie des bonnes pratiques ESG et qui, désormais normalisé, a désormais force de loi avec la directive CSRD. À cet égard, CARE a devancé le mouvement, si ce n’est qu’il laisse davantage de liberté à l’entreprise de désigner les points d’impact de son activité sur l’environnement. En revanche, par rapport à CRDS, il va plus loin en proposant un cadre comptable intégré.
b. Le cadre comptable
Le capital financier est parfaitement périmétré, puisqu’il s’agit des fonds mis à disposition de l’entreprise, connus à l’euro près et qu’on peut éventuellement mesurer à leur valeur financière présente (les auteurs, très réticents sur la notion de prix de marché en comptabilité et attachés aux coûts historiques, s’y refusent). Les capitaux E et S ont par contre des limites « floues » quand il s’agit de les mesurer. On ne connaît pas, par exemple, les stocks naturels de cuivre ou de granulats qui existent naturellement au niveau mondial et a fortiori les droits qu’un pays ou une entreprise ont sur ce stock.
Face à cette limitation, les initiateurs de CARE retiennent la convention suivante. Sera considéré comme capital intervenant au passif du bilan élargi, qu’il soit E ou S, le montant identifiable de ressources à mobiliser pour restaurer « à l’identique » ce capital. Il s’agit alors d’une dette à l’endroit de la nature ou du facteur humain, c’est-à-dire ce que l’entreprise a « emprunté » à la nature et aux hommes pour son activité. Cela reste « flou » bien évidemment : on est bien en peine de définir précisément ce que signifie la préservation de la carrière de granulats puisque le lieu ne sera jamais rendu à l’identique de ce qu’aurait été la parcelle s’il n’y avait pas eu l’extraction de granulats, sans compter le fait que les granulats sont partis à jamais. Comme on va le voir, cette question relève profondément de ce qu’on entend par soutenabilité.
Si on ouvre une entrée comptable au passif, on doit l’équilibrer par un poste de l’actif. On inscrit donc une sorte de « droit d’usage » des capitaux E et S à l’actif. (Notez, pour les lecteurs connaissant la comptabilité, la similitude avec ce que préconise IFRS 16 pour le leasing opérationnel, y compris la location immobilière : on met une dette au passif qui est la somme des loyers à venir et un droit d’usage à l’actif.) Les efforts que fait l’entreprise pour atténuer, réparer ou préserver E et S seront pris en compte comme on le fait de l’amortissement pour le capital financier : ils réduisent à la fois le droit d’usage et la dette E ou S au passif. Au-delà d’un amortissement forfaitaire et de réserve, toute dépense de restauration effective de ces capitaux vient également réduire la dette enregistrée au passif (jusqu’à parfois représenter une créance ? Et la rendre cessible, un peu comme les crédits carbone mis en place lors de la COP de Tokyo ? Les auteurs, peu en sympathie avec l’économie de marché, ne rentrent pas dans cette considération).
Ainsi, calculant son résultat net de ces coûts de préservation de E et de S, l’entreprise est capable de montrer dans ses comptes sa véritable contribution sociale.
Commentaires
On énonce ici quelques considérations critiques sur le modèle.
- L’approche des capitaux environnementaux par les dépenses force l’entreprise à imaginer constamment ce qu’elle peut entreprendre pour la préservation. C’est un effort fécond. Mais la « liste de courses » s’accroît sans cesse car il faut toujours imaginer la façon dont on va chiffrer telle ou telle mesure de préservation. Que l’on pense au chiffrage du maintien de la diversité biologique. Dans CARE, les capitaux E et S se régénèrent dès qu’on arrive à faire rentrer dans des chiffres le dommage qu’on leur fait. Le prix à payer pour cela est nécessairement une certaine instabilité des comptes publiés à cause des changements de périmètre et de méthodologie de calcul, qui au demeurant peuvent différer d’une entreprise à l’autre. Outre la complexité du calcul et la subjectivité de certains choix de comptabilisation, cela reste aujourd’hui une limitation sérieuse à la méthode. Restant plus « qualitatif », le Rapport de durabilité de la CSRD semble plus réaliste bien qu’il soit déjà extrêmement exigeant.
- Le traitement des trois types de capital n’est pas homogène et choque l’intuition. Cela tient à l’hypothèse faite de retenir comme mesure de E et S le montant de dépenses destiné à en restaurer l’usage premier. L’objectif de l’entreprise est en effet de maximiser le capital financier, alors qu’elle cherche au contraire à réduire à zéro les deux autres. Voici que la nature et le capital humain cessent de « contribuer » dès qu’on s’est acquitté des mesures de restauration. On pourrait noter une dissymétrie analogue au sein même du capital financier, puisqu’une partie des apporteurs de capital, les porteurs de dette, voient la charge d’intérêts, à savoir leur rémunération, considérée comme un coût du point de vue de l’entreprise alors que les dividendes, qui rémunèrent les fonds propres, ne sont pas un coût mais une distribution. Les auteurs de CARE ont une vision, certes consacrée par la comptabilité classique, de privilège donné aux capitaux apportés par les actionnaires, négligeant le rôle important joué par la dette financière.
- La notion de capital humain vue du simple point de vue des dépenses pour sa préservation est sérieusement limitative. C’est patent sur l’exemple citée par eux des salaires anormalement bas. On imagine mal bien sûr que l’entreprise adoptant CARE et payant des salaires « indécents » reconnaisse leur indécence en inscrivant un capital humain à son bilan. Mais le point conceptuel est que la référence pour juger de l’indécence est nécessairement le salaire normal de marché, dans des bonnes conditions de concurrence. La notion de dommage se rattache alors à l’écart à un prix concurrentiel de marché. On n’échappe pas ici à la référence de marché.
- Pourquoi, outre le capital naturel, se limiter au capital humain ? Pourquoi ne pas compter comme dommage des prix indécents payés à ses fournisseurs ? Ou le surprofit qu’elle fait sur le dos de ses clients quand elle a la possibilité de leur tordre le bras ? Dans une logique CARE correctement suivie, on doit s’ouvrir nécessairement à l’inclusion d’autres types de capitaux, le « capital clients » et le « capital fournisseurs ». La méthode CARE finit par se dissoudre, traitement comptable en plus, dans une approche de l’entreprise du point de vue des parties prenantes (stakeholder capitalism). Une telle tentative serait conceptuellement mieux assise en introduisant la notion de « valeur sociale ». On peut se référer ici à Vox-Fi : Finance d’entreprise : vers une notion de création de valeur sociale. Ou encore au papier de Olivier Hart (Prix Nobel) et Luigi Zingales dans le Journal of Law, Finance, and Accounting: Companies Should Maximize Shareholder Welfare Not Market Value.
- Comme déjà mentionné, la notion de durabilité ou soutenabilité retenue par CARE pose question. Pour les initiateurs du modèle, il s’agit d’une soutenabilité dite forte, qui cherche à restituer le capital tel qu’il était avant son usage. Mais cette cible est souvent hors d’atteinte : les granulats extraits ne reviendront jamais à leur place ; la formation que n’a pas reçue le personnel est largement irrattrapable. Il est préférable d’admettre une certaine dose de substituabilité entre les trois types de capitaux : on compensera tel dommage au capital humain par une compensation financière, à la nature par telle innovation, ce qui en facilite le chiffrage. Cet optimisme dans les choix techniques ou dans les méthodes de réparation est une nécessité. À défaut, l’usage régulier d’une ressource non renouvelable qui serait non substituable stopperait un jour ou l’autre la machine économique. Si le cuivre devait être à la fois incontournable et non substituable techniquement, tout s’arrêterait le jour où ses stocks seraient épuisés. Le choix se limiterait à « une vie heureuse mais courte et une vie longue mais malheureuse», selon les mots de Robert Solow dans un texte de 1993 : An almost practical step toward sustainability. D’où la préférence donnée en écologie à une soutenabilité faible, celle qui assure le même type de vie à l’espèce humaine ou – plus ambitieux mais à mon sens nécessaire – à l’ensemble du vivant.
- Les concepteurs de CARE s’en tiennent mordicus au principe du coût historique pour la comptabilité environnementale. On en comprend mal le motif. Même en comptabilité financière traditionnelle, on est obligés d’en venir au prix de marché courant si l’on veut par exemple calculer une provision ou un engagement futur incertain. Il faut de même réévaluer le coût de préservation d’une ressource si on estime qu’il va s’accroître dans le futur. Souvent, comme on l’a vu dans l’exemple des salaires, c’est le prix d’un marché sans effet de domination qu’on prend comme référence. On le voit plus précisément s’agissant des émissions de gaz à effet de serre (en équivalents tonne de carbone). L’objectif de l’entreprise, s’il s’agit de préservation stricte, est d’être à terme net zéro. Pour certaines activités, l’objectif est pratiquement inatteignable, le coût de préservation devenant alors infini pour elle. Des approches alternatives existent : compter simplement les carbones sous forme physique et laisser l’entreprise en faire le suivi en unités physiques dans une optique de réduction ciblée (voir ici dans Vox-Fi la proposition de comptabilité carbone d’entreprise) selon la nomenclature du GHG Protocol ; ou bien retenir un prix notionnel du carbone et l’intégrer dans ses coûts pour calculer une marge décarbonée. Si on doit retenir un prix du carbone, le mieux serait bien sûr qu’il le soit sous la forme d’une taxe ou d’un coût occasionnant une sortie de cash. Ainsi, l’entreprise ferait mieux que de calculer sa marge décarbonée ; elle modifierait par force sa politique de prix, d’achat et d’investissement pour optimiser sa rentabilité monétaire.
La méthode CARE a préfiguré intelligemment ce qu’est à présent la comptabilité extra-comptable et le rapport de durabilité, un effort qui va requérir un montant important de ressources de l’entreprise pour le faire de façon fiable. Elle présente plus de souplesse par rapport aux exigences très fortes de la CSRD, mais le fait au risque d’un flou dans les méthodes d’évaluation, dans le périmètre des dommages environnementaux et dans les concepts utilisés. Cela rend pour le moins prématuré l’objectif de faire rentrer ces données dans un cadre comptable unifié. Il me semble préférable de mettre en œuvre des techniques déjà disponibles pour la comptabilisation des contenus directs et indirects des biens présentant des dommages (carbone, plastiques…) ou des raretés dommageables (eau, air pur…).
Cet article a été initialement publié sur Vox-Fi le 21 juillet 2023.