Les marchés de crédits carbone volontaires sont une excellente idée qui a été complètement dévoyée. Le principe en est pourtant simple et potentiellement puissant : on l’appelle les avantages comparatifs. Si A dépense 100€ pour réduire d’une tonne le carbone émis dans l’atmosphère, tandis que B arrive à faire la même chose pour un coût de 80€, A et B ont intérêt à transacter : A n’engage pas la dépense et compense B pour la prendre en charge. Le prix s’établira entre 80 et 100€. À 90€, les deux gagnent 10€ chacun. Si de multiples acteurs interviennent sur ce marché, on obtiendra un prix d’équilibre qui reflètera le coût moyen de réduction d’une tonne de CO2 avec la technologie moyenne du moment. En bref, on déploie les ressources là où ça rapporte le plus pour le climat et on incite l’ensemble des acteurs de l’économie à se lancer vers cet objectif.

L’instrument échangé sera un « crédit carbone » normé pour représenter une économie d’une tonne d’équivalent-carbone.

Ainsi, une société forestière brésilienne qui aura planté des arbres recevra des crédits carbone (CC) qu’elle pourra vendre à une compagnie aérienne. Cette dernière présentera ainsi un meilleur bilan carbone à ses clients ou à ses investisseurs, qui sont soucieux comme nous tous de voyager ou d’investir dans des entreprises aux meilleures références écologiques.

Mais les esprits naïfs ou de mauvaise foi ignorent de façon répétée qu’un marché est une chose fragile et compliquée. Il faut un cadre institutionnel et juridique solide pour que le marché fonctionne bien, avec sécurité et liquidité. Et cela n’existe pas, de très loin. À défaut, les margoulins s’en emparent.

Avant de voir pourquoi, le graphique ! Comparons deux marchés de CC, le marché des quotas d’émission au niveau européen, qui est régulé, centralisé et fortement surveillé (après sa part de problèmes au démarrage) avec par exemple le marché volontaire des crédits carbone en matière agricole et forestière (lus sur carboncredits.com).

 

 

 

Pour une même tonne de carbone évitée, le premier marché affiche 82,93€, le second 1,71$, les deux devises étant quasi à parité. Il y a quelque chose qui cloche, vous ne pensez pas ? On voit la différence entre un marché qui commence à être bien tenu et un marché de roupie de sansonnet.

On peut lister quelques-unes des aberrations de ce second marché : double comptage (à la fois par exemple chez la société brésilienne qui vend et la compagnie aérienne qui achète) ; gain en carbone surestimé et même purement factice, non audité ou audité par des sociétés d’audits sans référence, voulant simplement profiter de la manne, etc.

Un organisme lié à l’Université de Berkeley, le Berkeley Public Policy, financé par l’ONG Carbon Market Watch, vient de publier un rapport ravageur sur les pratiques de REDD+ Carbon Credit. Il s’agit de la principale place de marché au monde pour la négociation et la conservation des crédits carbone, pour environ 25% du total.

Tout est bâclé dans leur travail et dans toute la chaîne de production et de vente des CC. Les normes utilisées par les vérificateurs des projets admis sur la plateforme sont ceux de Verra, le principal jeu de normes sur les crédits carbone. Citons le rapport, en appréciant les litotes utilisées :

  • « Verra offre aux développeurs de projets une grande flexibilité dans l’estimation des réductions d’émissions et l’application de mesures de sauvegarde. »
  • « Aujourd’hui, dans toutes les forêts du Sud, les communautés sont approchées par les développeurs de projets REDD+ pour inscrire de nouvelles terres dans des projets de crédit carbone. Il est rare que les projets soient conçus par les communautés elles-mêmes. Les déséquilibres de pouvoir dans ces interactions sont évidents. »
  • « Les méthodologies utilisées pour estimer les bénéfices des projets et les crédits accordés sont développées par des entreprises qui les utilisent ensuite pour développer des projets et vendre des crédits. »
  • « Les développeurs bénéficient de la vente de plus de crédits pour en faire moins, les acheteurs recherchent des crédits bon marché, et les auditeurs chargés d’assurer la qualité ont des conflits d’intérêts parce qu’ils sont embauchés directement par les développeurs de projets. »
  • « Verra est elle-même en concurrence avec les autres registres de crédits carbone pour obtenir des parts de marché. »

Un phénomène courant est celui des fuites. Simple à jouer : vous supprimez telle production de café qui émet trop de carbone dans une zone surveillée, vous empochez les crédits et allez immédiatement replanter votre café ailleurs, espérant d’ailleurs que ce nouvel endroit sera prochainement surveillé de façon à empocher deux fois la mise en déplaçant à nouveau vos plants de café.

Un autre est l’usage fantaisiste des normes de comptabilité carbone. Il est scientifiquement avéré qu’un arbre de telle dimension et de telle espèce contient x tonnes de carbone. La surestimation moyenne, sur des projets pourtant audités, est de l’ordre de 30% !

Un dernier autre, pour abréger la liste, est un usage élastique des seuils de durabilité. Un carbone épargné, dit REDD+, ne doit pas retourner dans l’atmosphère avant 100 ans. Pour couvrir le risque d’un retour prématuré, un abondement à un fonds d’assurance est mis en place. Cela va à vau-l’eau. Seul 28% des projets contre-audités par l’étude de Berkeley satisfait à ce critère, et le rapport indique que ce chiffre est une borne très haute. Et le fonds d’assurance est vide !

Cela décrédibilise totalement ce marché et devrait faire rire jaune le passager de la compagnie aérienne qui pensait voyager propre et vert.

On pourrait dire avec le poète William Blake : « la route de l’excès est le temple de la sagesse », en espérant que ces marchés de CC sont comme le Far West avant l’arrivée de la police fédérale. Le plus probable aujourd’hui est qu’ils détournent notre attention et nos efforts des vraies actions à mener pour le climat. Gare ! cher passager, vous croyez voyager à trop bon compte !